Après manger, l’enquêteur devait passer plusieurs coups de fil, pour notamment prendre des nouvelles de l’employeur, et c’est ainsi qu’il alla soupeser son téléphone portable, vieux modèle à clapet posé sur l’armoire du salon. Il ne l’allumait qu’une fois par semaine, ce qui lui procurait un plaisir indicible, car il adorait, à ce moment-là, constater que tout ce qu’on lui proposait était déjà hors de propos. Les opportunités sociales s’éteignaient, semaine après semaine, tout en se raréfiant : le téléphone coupé effaçait la possibilité de l’autre, et progressivement effaçait l’enquêteur directement dans le cœur des gens. Son Nokia, bien loin d’être un outil de communication, représentait en fait sublimement à ses yeux la possibilité du repoussement, la capacité du contre-temps : c’était fabuleux de trouver dans ce petit objet non pas la faculté à recevoir des messages mais à les conserver, à les bloquer, dans le silence, plongés un instant dans l’inexistence. Il avalait toutes les tentations, tel un paratonnerre, un trou noir, un pare-feu du réel ; éteint, il engloutissait la vie, jusqu’à ce que, allumé, cette vie même ait été désinfectée, plus qu’un élément inerte et insignifiant du passé.

L’enquêteur était intarissable à ce sujet, et il riait de ceux toujours prompts à se lamenter de l’hyper-connexion, comme un signe de la défaite de l’Humain face à la Machine, sans réaliser qu’il n’y avait rien de plus humain qu’un téléphone portable, qu’il n’y avait rien de plus sexuel, rien de plus empreint du désir de vivre et de branler l’importance de sa présence. L’hyper-connexion était un humanisme. C’était bien la raison de son triomphe. L’enquêteur lui devait beaucoup : en concentrant le drame de l’autre dans le concept du réseau, en resserrant toute initiative de sociabilité à ce domaine, le téléphone avait permis, à celui qui savait s’en servir, de couper court aux tumultes mondains et de trancher dans le vif. Rien de plus simple. Voulez-vous éteindre l’appareil ? Oui.

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