Triangle of Sadness (Sans Filtre), que j’ai plutôt bien aimé malgré mes inquiétudes de départ, face au cinéma toujours très intellectuel et cynique de Ruben Östlund. Aussi, dès le début, c’est certes stimulant, car plein d’idées de cinéma (filmer les mannequins mimant des expressions en fonction des marques ; filmer un couple en train de débattre d’une addition ; filmer toujours le même couple, en train de s’engueuler dans un ascenseur, les portes se refermant continuellement entre eux). Mais c’est aussi, comme avec Force Majeure ou The Square, vide, conceptuel, empaillé et prétentieux. L’on s’amuse, mais rapidement l’on est arrêté face au discours critique, peu profond malgré les apparences, et surtout par ces personnages, privés d’amour dans leur conception, qui ne sont jamais que des symboles. Sauf que, pour une fois, Östlund finit par se libérer de lui-même, par son désir de prouver, d’imposer un discours, et s’abandonne dans son histoire et ses héros. Peut-être est-ce parce que le film est si long que Östlund réussit enfin à s’assommer lui-même, mais plus Triangle of Sadness avance, et plus il marche. D’ailleurs, souvent, la situation mise en place laisse à deviner un acte cynique à venir : l’on pense que l’influenceuse va manipuler son homme jusqu’au bout à l’hôtel, mais elle s’ouvre à lui. L’on pense, aussi, qu’elle va tuer Abigail lors de la randonnée, mais elle la prend dans ses bras. Bref, souvent, une humanité rare dans le cinéma de Ruben vient contredire la démonstration qu’il aurait autrefois faite – et c’est parce qu’il accepte de perdre, dans ses situations, que son cinéma devient meilleur.

Après la deuxième partie, sur le yacht, assez savoureuse bien que parfois fort lourdingue (les commentaires du capitaine Woody Harrelson sur le capitalisme et sur la mort de Martin Luther King ou les frères Kennedy sont insupportablement guindés… heureusement, ils sont compensés par l’adorable blague du capitaine, qui entre tous les plats minutieux, mange son hamburger et ses frites), l’on accède à la troisième partie, sur l’île. Elle est longue, certes, souvent moins pensée et tenue en termes de mise en scène : mais on sent Östlund enfin délivré de ce désir de perfection qui contraignait son cœur et l’enfermait dans une posture rigide. Comme passé de l’autre côté du film, outre son plan de départ, le réalisateur déploie une narration particulièrement drôle sur ces personnages devenus attachants. La fin est d’autant plus intéressante qu’elle laisse au spectateur non pas seulement un choix, mais deux. D’abord, le spectateur peut choisir de trancher intérieurement le sort de l’influenceuse. Abigail va-t-elle la tuer ou non ? Ensuite, plus stimulant, il peut choisir, car c’est là le dernier plan du film, qui le héros modèle veut retrouver quand il court dans la forêt. C’est sur cet équilibre, sur cette incertitude enfin atteinte, que Östlund termine son film. Et il a bien fait. Encore donc beaucoup de réflexes agaçants dans ce Triangle of Sadness. Mais on a là, quoi qu’on en dise, du cinéma, puisque c’est, de ce qu’on a vu de Östlund, clairement le meilleur film. 2,25/5.

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