Titane, dont on a beaucoup dit qu’il était étrange alors qu’il ne l’est pas tant que ça, puisque sa réalisatrice est sans doute trop jeune pour avoir parfaitement digéré toutes ses inspirations. Ainsi, l’on retrouve beaucoup de références, beaucoup de copier-coller (l’on devine notamment les présences de Cronenberg, Lynch et de Winding Refn, ou même parfois de Von Trier), et pourtant, il serait injuste de réduire le film à un travail de fan. Car, et c’est parfois ce qui est un peu regrettable dans Titane, c’est que le film n’a pas besoin de ses références : elles ne viennent souvent que faire obstacle à l’âme du film, et plus la réalisatrice s’en détache, et plus elle parvient à de vraies réussites. On reconnaît là les derniers réflexes d’un artiste au bord de s’acquérir lui-même : il s’est déjà affranchi de ses inspirations, il a déjà pénétré sa vision personnelle, mais, comme un jeune encore un peu nostalgique de son enfance, encore un peu effrayé de profiter de sa liberté, il se retourne une dernière fois vers son passé.

Peu importe : malgré ses défauts, Titane est indubitablement une œuvre pleine de promesses. Surtout que Ducournau a ce grand avantage de ne jamais céder aux sirènes de l’idéologie. Sa première partie, par exemple, reprend un vieux loup de mer cher aux féministes : le film de vengeance, où le héros serait une femme déterminée à prendre sa revanche sur les hommes. On se rappelle notamment d’Iris Brey, qui dans Le Regard Féminin, fantasmait sur un tel film. Or Titane, au vu de son postulat de départ, aurait pu être ce film de revanche. Sauf que l’héroïne ne se venge pas, et c’est ce qui est beau. Elle tue pour tuer. Souvent des hommes, certes, mais toujours des hommes qui ne lui ont rien fait, représentés avec tendresse par Ducournau, dans leur faiblesse et leur naïveté (on pense au jeune mec dans le parking, timide, qui vient révéler ses sentiments à l’héroïne). Pire, même : quand l’héroïne est, pour une fois, réellement emmerdée par des mecs (une bande de racailles, dans un bus), c’est la seule fois où elle ne fait rien. Ducournau envoie là un message : tout se fera de manière esthétique, jamais idéologique (on rigolera d’ailleurs quand l’héroïne se retrouve dans une colocation de jeunes où elle est toujours surprise par le nombre d’habitants, qu’elle doit tuer les uns après les autres…).

Cependant, toute cette première partie demeure le moins bon passage du film. C’est notamment là où les références – celles notamment à Cronenberg et Crash, évidentes, avec le rapport sexuel avec la voiture – sont les plus lourdes. Au vu de la seconde partie, plus longue et tout à fait différente, on a clairement l’impression de se retrouver face à une œuvre qui a été constituée de deux idées distinctes, que l’artiste a réunies a posteriori. Non seulement elles sont allégoriquement peu complémentaires, mais surtout elles ne s’imbriquent pas narrativement. Au niveau allégorique, Ducournau se sert du rapport à la voiture, à tout cet hommage à Crash, pour penser le rapport à l’objet. Elle filme les corps refaits, les corps tatoués, pour souligner le désir de retrouver l’objet, donc la représentation, donc une forme de transcendance. En cela, la meilleure séquence de la première partie est celle où l’héroïne suce le piercing au sein d’une jeune danseuse. Celle-ci rigole : « tu peux te concentrer sur d’autres parties, tu sais ». Mais c’est sans compter sur le fait que le métal, que la transformation, c’est ce qui excite l’héroïne. C’est la seule chose qu’elle recherche. Évidemment, nous sommes là en terrain conquis et cela nous parle. Le problème, c’est que Ducournau ne fait qu’effleurer cette idée : elle ne s’en sert que pour enluminer cette première partie très courte qui n’aura que peu de rapport avec la suite. C’est simple : Ducournau aurait dû séparer ces deux parties et en faire deux films distincts. Surtout qu’au-delà de ça, Ducournau a encore beaucoup de mal, en tant que scénariste, à mettre ses idées au service de sa narration. Il est habituel de demander au spectateur de suspendre son incrédulité, au seuil du film, pour pénétrer dans son récit et croire en ses événements. Ici, cela arrive tout de suite, quand on découvre cette héroïne avec une plaque de titane dans la tête qui tue des hommes. Là est l’étrangeté que l’on doit embrasser, pour ensuite croire au récit. Mais en juxtaposant deux films l’un sur l’autre, Ducournau crée une étrangeté dans l’étrangeté, et force le spectateur à suspendre son incrédulité deux fois. Cette deuxième étrangeté, ce deuxième seuil, c’est quand l’héroïne décide de se défigurer pour se faire passer pour un ancien enfant disparu et ainsi être recueilli par son père. Ce pacte aurait fonctionné en début d’un film. Moins au milieu, alors qu’on a déjà accepté de passer un tel pacte au départ.

À ce moment-là, nous ne croyions plus du tout en Titane. Et puis, progressivement, Ducournau s’approprie réellement sa deuxième partie. Elle s’y enfonce, elle oublie ses références, elle trouve son vrai sujet. Elle finit par nous emporter, et nous fait regretter le début du film, rétrospectivement assez hors-sujet. Le thème n’est alors pas du tout le corps-objet, c’est le genre – et là encore, Ducournau se libère totalement des attentes. À certains égards, et c’est la grande surprise de Titane, on pourrait dire que le film flirte parfois avec des idées conservatrices. Car que dit le film, réellement ? Que l’héroïne, pour accoucher d’elle-même, pour s’accomplir, a besoin de réconcilier sa féminité avec la masculinité. Dans la première partie, elle a souffert d’un père absent et laxiste (l’image du départ, quand elle le provoque en poussant son siège, dans la voiture, sans qu’il ne réagisse, est claire). Elle grandit ensuite en en voulant aux hommes, et pas aux hommes particulièrement masculins ou agressifs, mais les hommes plutôt introvertis. Pas un hasard d’ailleurs qu’elle soit une stripteaseuse : elle jouit de rabaisser les hommes à leur statut de voyeurs passifs. Elle use de sa féminité, en tant que corps-objet, pour s’attaquer à des hommes qu’elle juge dignes d’être tués, non pas parce qu’ils méritent de mourir, mais parce qu’elle peut les tuer (on pense à l’homme amoureux d’elle, mais aussi au gros « nounours », qu’elle assassine en le serrant dans ses bras, dans un élan de mollesse). Contrairement à des attentes idéologiques simplistes, il ne s’agit pas de tuer les hommes parce qu’ils sont trop des hommes, mais parce qu’ils ne sont pas assez des hommes. La scène avec les racailles est manifeste : face à de « vrais mâles », elle ne fait rien. On pourrait dire qu’elle ne fait rien, précisément parce qu’à ce stade elle est devenue un homme et qu’elle n’est pas directement importunée par les racailles, et c’est aussi vrai : c’est ce type d’ambiguïtés qui rendent le film profond. Mais toujours est-il qu’à travers ce regard de la femme noire, tentant de trouver du soutien chez l’héroïne, Ducournau semble exprimer là encore son refus de filmer la vengeance. Son héroïne ne l’aidera pas. Elle est celle qui agresse, pas celle qui sauve.

Plus encore, on pourrait dire que l’héroïne est davantage un homme que les hommes qu’elle tue, et que c’est pour ça qu’elle les tue. Par conséquent, quand elle devient un homme dans la seconde partie, elle trouve la paix à travers la figure du père. Père musclé, viril, pompier, qui lui permet de trouver un axe et de la canaliser. Ducournau ne se sert même de Lindon (surprenant et excellent) que pour ça. On pense à la séquence où ils se battent ensemble. Il n’a pas peur d’elle, il rit de la voir avec un couteau. Il accepte son agressivité, et au lieu de la craindre, au lieu de se soumettre à elle, il la surmonte « comme un homme ». Ce qu’aucune de ses victimes n’avait été capable de faire. Il se hausse à son niveau. Il continue à lui mettre des baffes. Il permet à l’héroïne de s’accorder avec la masculinité à l’intérieur d’elle et d’évoluer. Il la fait devenir un homme, et en la faisant devenir un homme, il l’apaise : pas un film de vengeance, donc, mais un film d’apaisement. Au lieu de tuer l’homme, on le devient. Très De Beauvoir, en fait.

À ce niveau, l’on pense aussi à la séquence de danse, où Lindon finit par soulever littéralement l’héroïne et par la porter sur ses épaules. On voit au ralenti un regard de sidération s’afficher sur le visage de l’héroïne, époustouflée jusqu’au ravissement par la force « de son père ». Dès lors, elle apparaît heureuse : elle parle, exprime son amour, et ne tue plus. C’est beau, d’ailleurs, que lorsque l’héroïne finit par sauver quelqu’un (ce qu’elle refusait de faire avec la jeune femme noire dans le bus), c’est précisément un homme. Et pas n’importe quel homme : le type d’homme qu’elle tuait, c’est-à-dire un homme passif, introverti, sans doute du genre qui venait la voir danser autrefois. C’est d’autant plus beau, aussi, qu’en devenant un homme, l’héroïne devient également ce type d’homme : elle est alors beaucoup plus fragile, beaucoup plus timide, que lorsqu’elle était une femme. La réflexion de Ducournau est alors profonde : ce qu’on appelle la masculinité toxique n’est pas propre à l’homme. C’est propre au fait d’être un étranger à soi-même. En cela, la bizarrerie de la première partie devient presque logique : c’est une façon pour Ducournau de mettre en scène le film qu’elle aurait pu faire, pour le neutraliser à mi-chemin et révéler en creux son vrai sujet. Ou comment dépasser les limites du genre (le genre filmique, donc le genre du film de vengeance) pour embrasser un genre sans limite (en tant qu’identité), ou encore comment oublier la haine de l’homme, pour découvrir l’homme en soi et lui pardonner.

Ducournau, au bout du compte, nous convainc. Elle finit par mettre sa mise en scène au service de sa narration, et par mettre sa narration au service de ses idées, dans une expression libre. Difficile, néanmoins, de ne pas être un peu refroidi par cette première partie, trop référentiel, trop survolée, qui s’unit mal à la seconde et continue parfois même à l’alourdir. Il s’agit à présent pour Ducournau d’aller vers la pureté. En somme, nous espérons que ce qui traverse son film, elle l’a elle-même traversé. 2,25/5.

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