Tar, long film solennel, fin et adulte, de ce type d’œuvres que plus l’on vieillit et plus l’on apprécie, et qui n’existent plus beaucoup ; ce même type de film, aussi, qui peut également pêcher par un soin, par une méticulosité, par une prétention exagérée, qui finit par dissimuler une absence réelle de profondeur et flirte avec le long-métrage de poseur. Et comme souvent, on ne sait pas bien exactement, au visionnage, de quel côté Tar va pencher : comme par exemple avec les grands films supérieurs de Paul Thomas Anderson, type There Will Be Blood ou The Master, cela se joue à un détail, à un ultime virage, car c’est la beauté de la grandeur, c’est qu’elle est continuellement un risque, elle flirte avec l’échec, la densité pouvant rapidement se retourner sur le néant. Ce qui est inoubliable est ce qui prend souvent le risque d’être pathétique, gonflé, trop gros, lourd. Et de quel côté finit par pencher Tar ? En l’état, l’on ne saurait pas bien dire : ni vers la grandeur, ni vers la pose, et peut-être faudrait-il le revoir, davantage s’en imprégner, pour réellement se décider. Ce qui est sûr, c’est que son thème, celui du harcèlement et plus généralement de la cancellation, est abordé avec finesse, presque de manière littéraire : ce n’est pas une narration, ce n’est pas une dénonciation, ce n’est pas même le récit d’une descente aux enfers, comme on l’a trop souvent lu à propos du film, car ce n’est jamais aussi évident (l’Enfer étant là dès le début). Non, c’est un tableau : d’une époque, d’un milieu, de normes sociales, d’idéaux. Et le vrai parti pris de Todd Field se situe dans le fait de placer, au centre, une femme. D’une certaine manière l’on regrettera que Tar, au vu de son ambition et de sa volonté d’embrasser son sujet avec recul, au-delà de son époque ou des émotions primaires, n’ait pas osé affronter le sujet dans sa force radicale et pure, à savoir celle du mâle en proie à ses limites. De l’autre, on comprend que le film, pour dépasser précisément la question de la masculinité toxique (ce que Blonde faisait brillamment, mais à travers le point de vue plus facile de la victime), préfère s’élever au-delà de la question de genre en s’intéressant à un personnage quasiment androgyne, cette femme froide et sévère, jouant par ailleurs l’homme dans son couple (excellente Cate Blanchett, que l’on avait jamais connue aussi bonne). Des moments en tout cas sont forts et parfois conflictuels, et donc dialectiques, dans ce qu’ils révèlent, de la séquence où Blanchett recadre un étudiant, abordant la musique avec des prismes moralisateurs de woke, à cette fin glaçante, aux Philippines, où face à des jeunes prostituées, Tar finit par vomir, rattrapée à l’autre bout du monde par ses propres péchés. C’est, à nos yeux, le moment le plus brillant du film, celui où la rigueur, le perfectionnisme, la cruauté bourgeoise finissent par se fêler, non pas dans une grande révélation ou une explosion de larmes, mais dans cette simple contemplation silencieuse de jeunes masseuses philippines. C’est ce qui est passionnant, dans Tar : c’est que la beauté vient de l’horreur, et que les deux vont main dans la main. Tout, dans son récit, est la conséquence d’une dialectique lente et sombre, qui nous emporte jusqu’à sa fin et son impasse. C’est quand même fort et, en même temps, on ne peut s’empêcher de penser que Tar est parfois victime précisément de sa bourgeoisie, le film un poil trop parfait, un poil trop froid, un poil trop mathématique dans son essence même, pour totalement nous atteindre au cœur. Mais il ne dénonce pas, il est, jusqu’au bout, et c’est le plus important. 2,5/5.
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