Dans le train, l’enquêteur demeura longuement pensif. Il avait décidé de faire un détour, et aussi le trajet non seulement était plus long, mais se faisait à travers une autre forme de population. Elle était plus bruyante, plus populaire aussi, et plus représentative, donc. Sans surprise, autour de lui, les gens regardaient des séries. Et l’enquêteur, lui, regardait les gens en train de regarder des séries. Il n’en appréciait pour sa part aucune, et donc il se tenait là, en cette rame bondée et pourtant immobile, à inspecter devant et derrière lui, à sa gauche et à sa droite, les séries respectives des parents, des grands-parents et des enfants, chacun dans leur coin, avec leurs écouteurs ou leur casque audio à réduction de bruit active sur les oreilles, pas même captivés par l’écran, mais comme tenus en laisse, bien sages. Certes, cette population était bruyante – mais ce n’était pas elle qui parlait : c’était ses séries, dont le son fuitait des écouteurs et formait, pour celui qui n’en avait pas, une mêlasse étrange de narrations.
C’était pour cela que l’enquêteur continuait de préférer l’art en voie d’extinction du cinéma à celui de la série : cette dernière était essentiellement narrative et centralisée sur une forme d’émotion sociale. Incontestablement, on retrouvait souvent les héros de séries comme des amis – à défaut parfois d’en avoir –, et cela était encore une indubitable faiblesse que de chercher à combler sa solitude via une telle forme feuilletonesque de remplacement, finalement si proche du déploiement des réseaux, la série réduite à un succédané, une dose médicinale, d’échanges sociaux par défaut.
Quoi que la série proposât, elle ne pouvait offrir cette sensation d’art libre qu’offrait le cinéma dans son format de deux heures ; expérience esthétique, fermée, de la pure solitude, du pur désintéressement, du pur détachement. Contrairement à la série, le visionnage d’un film, malgré tout, se faisait encore en opposition à la vie sociale, il exigeait obligatoirement un arrêt de celle-ci. Dans une série, à l’inverse, l’on se sentait toujours exister d’une manière ou d’une autre, qu’importe que l’on fût seul ; c’était un travail à deux, démocratique, contemporain, loin de l’expérience tyrannique du cinéma ; l’on juxtaposait à la série ce qu’on avait déjà vécu avec elle, l’on se souvenait des épisodes précédents et de soi-même ; l’on se forgeait des attentes, des souvenirs, des attaches ; l’on était le nom, au générique, que l’on ne voyait pas. C’était presque une question philosophique, existentialiste : le cinéma s’apparentait à une forme pure, un film pouvant exister de manière libre, sans avoir besoin d’un regard extérieur pour prendre vie. Il était. En revanche, une série avait besoin de son spectateur pour exister, elle se bâtissait à travers son investissement, à travers sa collaboration (c’était d’ailleurs techniquement le cas, puisqu’une série qui n’était pas vue ne pouvait continuer et finissait annulée) : aussi, le spectateur dépendait autant d’une série qu’une série dépendait du spectateur, elle était une forme par définition non-essentielle, qui aurait pu, qui pourrait, ne pas exister, le film lui davantage une présence incontestable, indéniable, qui en soi ne pouvait finir.
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