Dissimulée au croisement de la ruelle, une silhouette à la figure brumeuse s’appuie contre un mur, activant nonchalamment son bracelet multimédia, jusqu’alors invisible sur notre carte. La boule encastrée de l’appareil clignote, la reconnaissance faciale et vocale s’effectue, le rayon lumineux se déploie : aux côtés de cette femme, une grosse bulle rouge, comme un néon humain, s’impose dans mon chemin noir et révèle le visage de nul autre que la démente et rachitique Sixtine. Le souffle coupé, je n’ai pas le temps de faire demi-tour qu’apparaissent derrière elle, à ses trousses, comme une armée émergeant des ténèbres, Brandon Marsac et son équipe. En réponse au regard interrogateur d’un producteur de segment, inquiet de ma présence, Marsac ouvre grand ses yeux chocolats en se déplaçant via de longues foulées silencieuses. « On tourne », mime-t-il de la bouche en pointant furieusement du doigt Sixtine. « On tourne ».

Un auteur de la rue, c’est ainsi que le roi se définit, et c’est bien là qu’il travaille, c’est bien là que toujours il nous trouve, prêt à jaillir de nulle part, perdu parmi le peuple comme s’il faisait partie lui aussi de nos intrigues. Et j’ai beau vite quitter le cadre, Marsac me rattrape de son regard foudroyant, suffisant à lui seul pour me tracter dans ses décors. Au milieu de la ruelle, Sixtine stoppe les chancellements déjà inquiétants de son corps en proie à l’appel des égouts et, ses lèvres flirtant avec son poignet, semblable à un vampire assoiffé de son propre sang, entame une discussion téléphonique avec son rendez-vous du soir. L’équipe immobilisée autour de l’actrice, Marsac en profite pour se rapprocher de moi.

– Où vas-tu, Magnus ?, me demande-t-il. Tu n’essayes quand même pas de rentrer chez toi, hein ?

Un œil sur Sixtine et les oreilles prises par des écouteurs connectés à d’autres tournages simultanés, Brandon Marsac pose ses mains sur les hanches et me regarde furtivement, de haut en bas.

– Non, c’est trop tard : tu es là, tu restes…

À l’autre bout de la rue, un coupé hybride vert s’aventure dans le cadre, roulant doucement vers Sixtine, les phares éteints comme il convient de le faire – son conducteur, le visage bien en évidence, est clairement rodé aux exigences de Marsac. Satisfait, le roi orchestre idéalement la mise en scène de la séquence, conclue par un travelling sur la voiture de sport vrombissant dans la nuit, la muse emportée par son nouveau prétendant, une jambe pâle levée au-dessus de la portière.

– OK, on connaît le programme !, annonce Sophie en tapant de ses petites mains. On se dépêche, tout le monde.

La productrice exécutive, dans sa doudoune blanche et sa capuche de fourrure, se penche vers Brandon pour miauler à son oreille. Les techniciens rangent rapidement le matériel, jettent un œil à leur feuille de service et deux équipes se forment. Marsac, sa lieutenante et moi, embarqué de force, montons à l’arrière d’une camionnette.

En l’espace de quelques minutes, nous rattrapons le coupé. À ma gauche, un paparazzi, qui opérait jadis ses prises de vue sur un immeuble non loin du mien, silhouette fugace et nocturne à travers laquelle j’imaginais, depuis mon grand salon vide, les moments de vie qu’il pouvait capter, effectue plusieurs clichés du couple par la fenêtre : comme tant d’autres, il a dû devenir, me dis-je, photographe de plateau, sans doute lorsque, six ans plus tôt, Marsac avait signé ce contrat de collaboration avec la presse du divertissement. Ce faisant, le roi s’était engagé à réserver pour cette dernière une flopée d’histoires censées « enrichir le contexte des épisodes », et depuis, les journalistes collaborent, acceptant en échange de matériels exclusifs de ne pas révéler ce que le grand producteur veut garder inédit. De fil en aiguille, les médias ont fini par être intégrés aux équipes de tournage – mais Marsac face à moi, si près, presque trop réel pour être réel, assis le dos courbé dans son costume, les pores de ses joues grasses et rasées éclairées par les néons des devantures, je me rappelle aussi à quel point il avait été difficile, pour lui, d’embrasser ce principe de convergence.

Longtemps, par souci artistique, le roi avait refusé de s’adonner aux principes assez vulgaires de la photo volée, de l’information dévoilée, de l’art court-circuité – puis, une fois assuré de la maîtrise de ses récits médiatiques et de leur qualité, il avait accepté, probablement dans un soupir, d’y consentir. Pourquoi ? Parce que c’était, Brandon Marsac le savait, uniquement quand le feuilleton s’unissait dans sa temporalité présente et décalée, dans sa réalité et dans sa représentation, qu’il devenait grand et que son architecte devenait roi. C’était, afin de contrebalancer la diffusion décalée des épisodes, uniquement dans la proposition en parallèle d’une synchronicité que l’on donnait le change aux habitants, que ces derniers y trouvaient autant leur compte que le roi y trouvait le sien dans la représentation forcément à contre-temps du réel ; c’était seulement en consentant à satisfaire les habitants dans la scène médiatique du présent que le contrat social de la ville était respecté. Dans le décalage, le roi avait son art, exprimé et triomphant, tiré du cœur des hommes, et dans le récit présent et uni des médias et des réseaux, les hommes avaient la satisfaction quotidienne de voir leur désir de vivre trouver la reconnaissance. Et d’ailleurs, c’était dans cet accord trouvé avec l’instantanéité des réseaux que le roi avait su neutraliser toute attaque, repousser toute dénonciation quant à un possible régime autocratique ou une possible posture de tyran ; c’était en embrassant le rythme du vouloir des hommes qu’il avait définitivement assuré son emprise et imposé cette stature de roi que plus personne désormais ne contestait.

Je m’enfonce dans mon siège, sans quitter Marsac des yeux. La camionnette accélère, ses passagers chancellent, et tandis que le roi demeure concentré sur un moniteur retransmettant les images des caméras embarquées dans la voiture de Sixtine, je réalise n’avoir jamais côtoyé l’homme de si près dans son travail. Pourtant, cela ne semble aucunement inhabituel ou singulier – il a cela, comme talent, de rendre sa présence normale. De cette façon, les habitants l’aiment et le respectent, certes, mais peu l’idolâtrent vraiment ; en tant qu’auteur de la rue, il sait honorer le pacte de représentation et rabaisser la figure de l’auteur aux personnages de sa création ; Brandon Marsac sait devenir partie prenante de l’œuvre devenue expérience commune. D’où cette sensation indéfinissable face à sa présence, ni profane, ni divine, ni actrice, ni observatrice, ni opportune ni inopportune, et toujours, en fait, exactement entre les deux.

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