Lorsqu’une heure plus tard, l’enquêteur releva les yeux de son carnet, il faisait nuit sur les quais, et il était seul à être seul, ou seul tout du moins à ne pas, comme par réflexe honteux ou révérend, isoler sa solitude dans la marge. Pendant que la nuit était tombée, pendant qu’il avait été absorbé par sa prise de notes, le peuple impermanent des quais avait grandi. Il se rappela la première fois qu’il avait assisté à ce spectacle, des années plus tôt, et comme il avait eu la sensation d’être téléporté au milieu d’une fête immense, les lumières crépitantes et les rives sans aucune conclusion. Il avait cru, en ressortant de ce tourbillon de jeunes éméchés, pissant au-dessus des ponts, l’apostrophant, le pointant une bouteille à la main, être lui-même soûl. Il avait cru rêver – et il était pourtant le seul à être sobre. Quand l’ébriété devenait objective, quand le monde s’avérait ivre, celui-ci se transformait en un sombre vertige, et c’était sur nous, titubant, qu’il semblait s’effondrer.

Dans l’obscurité, l’enquêteur était encore aujourd’hui invisible au regard d’autrui, ne bougeant que de la main, dominé par le brouhaha des rires qu’il n’entendait pas : avec la petite lumière de son stylo éclairé, il existait à peine. Il était un passager étrange de la vie. C’est pourquoi il se releva, avança dans la foule, et prit le pont qui amenait vers les quais d’en face, situés sur une île entre les rives. D’ici, plongé dans la nuit, il pouvait observer à distance les événements à venir.

Déjà, les vagues changèrent et passèrent à contre-sens. L’enquêteur, qui écrivait sur son carnet, vit la lumière de son stylo s’éteindre : c’était une certaine idée de sa vie menée jusqu’à son terme, écrire dans l’obscurité de l’enquête jusqu’à ne plus voir la page. Puis il remarqua que son stylo lui-même avait cessé de fonctionner, que l’encre ne sortait plus, que l’espace physique n’enregistrait plus aucun changement. Enfin, dans son dos, un bruit le surprit : tout près, un petit canard endormi maintenant s’en allait, remontant seul vers les rues. C’était le moment que l’enquêteur attendait, ce pourquoi il avait été choisi, et cette fois-ci jusqu’au bout il le vit.

La présence, lentement, sortit des flots : cette forme ronde et blanche, qui ensuite laissait place à une conclusion plus ovale, posée sur une structure davantage large et droite. Le spectacle était d’autant plus glaçant quand on l’observait ainsi à l’écart, sur cette rive discrète, à l’arrière de cette chose que l’on pouvait logiquement qualifier de monstre. À présent, l’eau au niveau de la taille, l’entité longeait les quais, jaugeait les différents protagonistes arrêtés, alors que l’enquêteur, à cinquante mètres de distance, se tenait caché dans le noir, le souffle coupé. Il ne pouvait voir si la présence avait des yeux, ou en tout cas si ces deux entailles, qu’il avait déjà décelées dans le passé, en étaient bel et bien, il ne pouvait voir si elle avait une expression particulière, une source de vie, qui la révélerait comme une créature véritable et moins comme un couperet pur, machine organique de mort.

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