Au lieu de dégringoler vers la ligne de tramway, interrompue à cette heure de la nuit, Sarah traverse les résidences, et je la suis à l’intérieur, dans une magnifique petite cour où nous marchons, à vingt mètres l’un de l’autre, sur une coursive en bois au bord d’un étang. Autour de nous, les quatre bâtiments que regroupe la première résidence encadrent ce jardin qui m’était inconnu, et je peux voir, par la succession de baies vitrées donnant sur les chambres du rez-de-chaussée, les étudiants dormir sans crainte, sur le dos et les bras ouverts, ainsi comme à l’abri du Diable. Ici, Sarah s’arrête un instant, et moi aussi par la même occasion, me préparant à fondre dans son ombre si elle devait venir à pénétrer un foyer, issue logique en ce lieu où elle est autrement cernée – mais face à l’espace laissé entre les deux bâtiments de la résidence jouxtant l’ensauvagement obscure des collines, la voilà qui étrangement s’y glisse, hors de ce qui n’était qu’un lieu de passage.
Sur ce flanc que latéralement elle descend pour rejoindre un plus large pan, l’on croise une colonie d’écureuils, un hérisson, qui tout à fait fixe nous regarde passer, ainsi que peut-être un renard, et toutes sortes de petites vies que dans la nuit je distingue à peine et que je crains d’écraser ou de blesser ; Babel, cependant, s’avère davantage à l’aise, et je ne sais pas si c’est parce qu’elle est plus agile ou plus dédaigneuse que moi, à moins que ce ne soit les deux à la fois, et sans chercher une seule fois à ôter ses talons, elle trace calmement sa voie, presque même avec entrain, tandis que ses bras m’apparaissent parfois dansants, comme s’ils tenaient ces rubans colorés que les acrobates font tourner dans l’air. Pour ma part, je trébuche maintes et maintes fois, si bien que la femme-framboise se retourne désormais, aux aguets. Je retiens mon souffle et à la reprise de sa marche, comprends la raison de cette impression dansante : c’est parce qu’en se fondant dans la verdure, tranchante comme son nez est droit, elle arrache la mousse rose de son costume de sucre d’orge, le jetant par poignées dans les arbres, où déjà les oiseaux se réjouissent de ce matériau précieux pour la construction de leurs nids.
Plus le temps passe et plus Sarah accélère, engagée en des lieux où je ne peux la suivre, et je dois me décaler et enjamber un cours d’eau pour ne pas la perdre. Arrivée au pied d’un amandier, elle s’y appuie et se délivre définitivement de son déguisement, pour mieux se redresser dans son beau manteau rouge originel, celui dans lequel nous la connaissions quand elle partageait le cadre avec Brandon Marsac, celui dans lequel tout un chacun savait que le roi l’aimait le plus et ne pouvait y résister. D’ici, la peau de son cou, dans lequel se reflète la lumière du cours d’eau, m’apparaît sucrée – et de ce flottement momentané, je dois vite m’extraire et redoubler d’efforts, car à nouveau elle s’enfonce froidement le long de ce chemin qu’elle seule paraît connaître ; à plusieurs reprises, je manque de la perdre, crains même l’avoir fait, mais retrouve finalement l’étincelle rouge de sa marche sûre, impulsion surréelle contrastant avec ce corps d’autant plus petit, d’autant plus impassible, que je me demande en la suivant si elle ne fait pas partie de cette faune sauvage, si sa présence parmi les Hommes ne tient pas d’un manque d’attention ou d’une erreur de frappe, et si la tension inhérente à la ville ne résulte pas, précisément, que de cela : de sa nature d’innocente petite bête.
Pendant plusieurs minutes, je continue de la suivre sans faiblir au fil de ce parcours, de cette longue descente dans le sillage de l’amour qu’irrémédiablement le roi s’obstine à lui porter, au point que j’en viens moi-même à éprouver la sensation de remonter la genèse de notre situation commune, de pénétrer le nœud de notre Dieu. Alors, de la verdure, Babel émerge directement dans le centre-ville, sans pour autant marquer un temps d’arrêt ou changer la cadence – et à mon tour, j’y pénètre : il est précisément l’heure divine, celle de mon quatrième cycle où perce la nuit noire du matin et sa force aimante et vigoureuse. Sarah en profite pour se rapprocher d’un de ces clubs moyennement célèbres de la ville : celui-ci ferme bientôt ses portes mais la femme-framboise, suite à un coup de fil passé depuis cette mystérieuse antiquité téléphonique, contourne l’établissement et s’enfonce dans une ruelle adjacente. Là, elle rejoint une sortie de secours et, après un temps d’attente durant lequel Sarah ne parvient pas à me différencier de l’obscurité, la porte finit par s’ouvrir. Un bras la tire à l’intérieur, et précipitamment je fais volte-face pour retrouver l’entrée principale.
Nonobstant les réticences des videurs qui comptent boucler l’endroit « dans les dix minutes », je m’obstine et file vers l’arrière du club, mon attention fixée uniquement sur l’escalier s’élevant jusqu’à la plateforme métallique du premier étage. L’étage des gens très importants, lieu antinomique s’il en est dans la ville, où cela fait longtemps que plus personne n’a besoin de monter ; seuls au contraire ceux qu’on ne voit jamais, dans le contre-jour, s’y rendent encore parfois – des techniciens, qui se recueillent, ou des chefs opérateurs, qui établissent de ce perchoir des plans en plongés. Lentement, je gravis les marches, d’abord jusqu’au repos, puis jusqu’au videur, debout devant la salle et son cordon. Silencieux, les bras croisés, il ne bronche pas de me voir camper devant lui : n’attendant que la fermeture, imminente, il se contente de se racler la gorge, tandis qu’au-dessus de son épaule, je plante mon regard dans la salle éteinte et faussement scellée. Grâce à la lumière d’un aquarium encastré sur tout un mur, j’y discerne rapidement les deux silhouettes.
Comments are closed