15 extraits choisis du roman

Prochainement

Synopsis

Dans une société fragmentée où chacun personnalise sa réalité, un enquêteur traque une mystérieuse créature de la nuit. Afin de la retrouver, il va devoir vivre un fabuleux voyage : à l'aide de drones, de lunettes filtrantes et de voiliers automatisés, il va connaître une Odyssée des réalités augmentées… ...

Introduction

Ce fut le 2 mars, cette année, que s’effectua le réveil de l’espèce, émergeant lentement des collants de moins en moins sombres, des shorts de moins en moins bas, les corps ragaillardis par la chaleur du métro comme des légumes sous une serre. Les jambes des femmes faisaient bien davantage qu’apparaître : elles émergeaient. Au fil de la montée des températures, les collants opaques laissaient place aux dentelles, puis aux mailles, puis aux larges mailles, si bien que le tissu se dissipait lentement comme à travers un principe d’érosion. C’était tout du moins l’impression que l’on pouvait tirer de l’observation, ...

Voulez-vous éteindre l’appareil ?

Après manger, l’enquêteur devait passer plusieurs coups de fil, pour notamment prendre des nouvelles de l’employeur, et c’est ainsi qu’il alla soupeser son téléphone portable, vieux modèle à clapet posé sur l’armoire du salon. Il ne l’allumait qu’une fois par semaine, ce qui lui procurait un plaisir indicible, car il adorait, à ce moment-là, constater que tout ce qu’on lui proposait était déjà hors de propos. Les opportunités sociales s’éteignaient, semaine après semaine, tout en se raréfiant : le téléphone coupé effaçait la possibilité de l’autre, et progressivement effaçait l’enquêteur directement dans le cœur des gens. Son Nokia, bien loin ...

Les hommes des séries

Dans le train, l’enquêteur demeura longuement pensif. Il avait décidé de faire un détour, et aussi le trajet non seulement était plus long, mais se faisait à travers une autre forme de population. Elle était plus bruyante, plus populaire aussi, et plus représentative, donc. Sans surprise, autour de lui, les gens regardaient des séries. Et l’enquêteur, lui, regardait les gens en train de regarder des séries. Il n’en appréciait pour sa part aucune, et donc il se tenait là, en cette rame bondée et pourtant immobile, à inspecter devant et derrière lui, à sa gauche et à sa droite, les ...

L’arrivée de la Présence

Lorsqu’une heure plus tard, l’enquêteur releva les yeux de son carnet, il faisait nuit sur les quais, et il était seul à être seul, ou seul tout du moins à ne pas, comme par réflexe honteux ou révérend, isoler sa solitude dans la marge. Pendant que la nuit était tombée, pendant qu’il avait été absorbé par sa prise de notes, le peuple impermanent des quais avait grandi. Il se rappela la première fois qu’il avait assisté à ce spectacle, des années plus tôt, et comme il avait eu la sensation d’être téléporté au milieu d’une fête immense, les lumières crépitantes ...

La disparition était divine

L’enquêteur se demanda ce que Lo pensait de lui, toute seule dans son salon, et il aurait voulu qu’elle comprenne que, d’une certaine manière, il n’avait pas le choix : échanger avec quelqu’un créait en lui une rupture, une déchirure de l’idéal à l’intérieur de laquelle s’infiltrait avec violence le constat insurmontable de la mort. Même enfant, il n’avait jamais pu supporter le mensonge qu’il y avait à feindre que l’on n’était pas incurable. Profondément, cela l’épuisait, le rendait désespérément malheureux : cela lui rappelait en permanence l’inanité de toute vie, l’impasse béante de toutes discussions, la mort à venir ...

L’art est un empire

Pendant ce temps, Lo avançait plus lentement, toute occupée qu’elle était à poster sa photo sur son profil, et l’enquêteur éprouva un véritable tournis quand elle lui montra le résultat, sur ce compte à présent vieux de trente ans. C’était pathétique, mais cela la rendait heureuse d’ajouter un cliché où elle n’était pas seule, et quand l’enquêteur se rappela qu’elle serait bientôt en fin de vie, il eut envie de la prendre dans ses bras. Il était submergé par l’émotion de se savoir, aussi floue et invisible sa présence photographiée fût-elle, au sommet de trois décennies d’informations sociales, comme la ...

Dans le tunnel de l’absence

Les pieds de l’enquêteur glissèrent dans le tunnel. À l’intérieur, la tête en bas, il réalisa que deux embranchements s’offraient à lui, ou plus exactement deux plissures, dans ce tunnel mou fait de pâte noire et gluante. Il hésita, puis, après un temps d’arrêt, prit la voie de gauche – et en avançant le corps en diagonale, toujours la tête vers le bas, il perçait cette forme qui n’avait jamais été percée, ou plutôt qui avait été percée il y a bien longtemps, ces deux chemins conservés dans une espèce de pâte primordiale à mémoire de forme. « Où es-tu ...

Les lunettes de tranquillité mentale

Cela rappela à l’enquêteur cette invention dont il avait souvent observé les publicités pour Noël, et qu’il voyait pour la première fois être concrètement utilisée, puisqu’ici, dans ce téléphérique, une bonne moitié des gens en étaient munis. C’était ce que l’on appelait des lunettes safe space, ou plus encore des lunettes de tranquillité mentale. Cet appareil, distribué par Miramond Technica, proposait ni plus ni moins que de brouiller les individus indésirables, afin de prolonger dans le réel la conception du cercle de followers et des bannis des réseaux sociaux. Aussi, l’enquêteur, qui écoutait « Hearts » de Jon Anderson, effectuait, ...

All Kinds of Time

Un drone approcha et l’enquêteur lui tendit son smartphone bleu. La commande validée, le drone libéra le colis, et l’enquêteur put répandre le festin sur le transat – des frites, des hamburgers aux steaks végétaux et des sachets de mayonnaise – devant la grimace de Ludivine. Le raciste lui proposa son joint. – Tu en veux ?, souffla-t-il. – Je sais pas, hésita Ludivine, en regardant l’enquêteur, déjà plongé dans ses frites. Moui, pourquoi pas ? Les minutes, puis les heures, passèrent, entre ces trois-là. Et que firent-ils durant tout ce temps ? Eh bien ils se moquèrent d’eux-mêmes, éclairés ...

Le voilier autonome

Dans la nuit, au bord du voilier, ils quittèrent le port et délaissèrent la baie. Ils ne savaient pas comment conduire un bateau, ils ne savaient pas où aller, ils n’avaient pas même fait de provisions ; ils ne parlèrent à personne de leur départ. Ludivine, simplement, avait rebranché le smartphone qu’ils avaient trouvé dans la cabine au fil USB pendouillant depuis le tableau de bord. Et, automatiquement, le trajet accompli par le complotiste pour rejoindre le roi se lança une nouvelle fois. – Où est-ce qu’on va ?, demanda l’enquêteur. – Je ne sais pas, répondit Ludivine. Le GPS ...

La bite morte

Notre héros allongé, l’inspectrice lui retira son t-shirt ; elle posa ses mains sur son ventre légèrement velu et remarqua que nombre de poils lui restaient dans les paumes. Voilà le mystérieux duvet, comprit-elle. Progressivement, la pilosité de l’enquêteur s’effritait et tombait ; elle changeait de couleur et se réduisait. Comme une peau de serpent, son corps faisait sa mue vers un autre que lui. Le physique de l’enquêteur démissionnait, le désertait : il se laissait remplacer. Les os, douloureux, comme à l’enfance, au lieu de se développer, se réduisaient et se contractaient. Ludivine, des deux mains, palpa à nouveau ...

Les gens qui ont emprunté le trajet précédent

Aussi, devant eux s’ouvrait une vallée verdoyante, presque infinie à l’œil nu, ni particulièrement sauvage ni particulièrement habitée, aux champs et aux plantations cultivés par l’Homme, sans pour autant que sa présence concrète ne soit visible. Et pour cause, comprirent Ludivine et l’enquêteur : sur la crête séparant le nombril derrière eux et la vallée devant, défilaient de puissants drones à deux hélices, et certains passants attrapaient à la volée ces appareils, en quelque sorte comme un tire-fesse, pour s’envoler par-delà les champs. Ludivine et l’enquêteur réalisèrent que les points qu’ils avaient pris initialement pour des oiseaux, survolant l’infinie verdure ...

Elle va t’ouvrir le corps

Finalement, le littoral disparut. Il n’y eut plus que l’océan, et les jours passèrent. Au milieu du voyage, au cœur de la troisième nuit, l’enquêteur rêva qu’il était revenu dans la chambre du roi, mais pas renversée cette fois, la chambre du roi comme autrefois elle devait être, à l’endroit. Et à l’intérieur de la chambre dans la chambre, dans ce renfoncement obscur, dans cette fosse au creux de la moquette où naissait la reproduction de l’ancienne chambre de Babel, quelqu’un bougeait. Alors cette personne, de dos, remontait dans la vraie chambre et demeurait immobile. Habillé comme la reine. Dans ...

Dans la disparition avec lui

Dans le noir, il marcha longtemps, accompagné par ses valises connectées qui, grâce au halo émanant des coutures, lui permettaient d’y voir plus clair. En avançant difficilement sur le chemin en gravier, il se dit que si sa vie était un roman, c’était ici qu’il se terminerait. Et pourtant, le chemin continuait, comme l’emmenant dans le versant de son histoire, dans le purgatoire de son récit, dans les ténèbres outre ce qui avait été prévu pour lui. D’une certaine manière, il s’en allait dans la disparition – et nous nous en allions dans la disparition avec lui. Peut-être était-ce dans ...

Le cœur de la présence

« Tu m’as dit autrefois que l’enfant venait du tombeau », lui dit Ludivine. « Qu’il émergeait, davantage que du ventre de la mère, de la terre et des vers. Et que personne ne pouvait se rappeler de l’intensité du néant plus que lui. C’est pour cela, tu m’as dit, que la nostalgie était un art. L’art de garder allumé en soi la flamme vers la déchirure de l’âme. L’art de revenir en arrière. L’art de laisser des miettes, et l’art de les suivre. C’est pour cela, tu m’as dit, que quand on se rappelle, on ne se répète pas, ...