Sarah Babel était là, dans son manteau rouge, guêtres en laine noire sur collants tout aussi noirs, au-dessus de ses petits escarpins ; elle se tenait face à l’horizon, à l’emplacement que Lo avait prévu pour elle, au bord des falaises – et derrière elle, le roi l’observait observer, comme dans le dos d’un chat, comme face à ce charme indicible de la petite tête abstraite et poilue, immobile, pleine d’un vide auquel l’on ne croit pas tout à fait. Alors Brandon fut malgré tout pris d’effroi et d’inquiétude ; il avait peur de continuer, comme il avait peur de l’image honteuse même de la peur, ou plutôt de celle, risible, des deux êtres se redoutant l’un et l’autre, et qu’il pensait, à ce stade, avoir depuis longtemps surmontée. Enfin, le roi, dont le profil vulnérable se révélait à Lo et Magnus, le nez pointu et les yeux désarmés, les cheveux gris et épais, les joues creusées et le menton fendu, sut en rire – car, déjà, il était exalté, habité, transcendé par l’alignement des nuages ; il sentait la dernière émotion jaillir de son corps, prête à exploser de la ville comme l’éruption d’un volcan endormi, comme la libération d’un monstre enchaîné dans les profondeurs du fleuve sur le point d’émerger ; il pouvait goûter, avec extase, chaque reflet de la totalité perdue, car cette totalité perdue, c’était elle ; il pouvait revisiter l’organisation méticuleuse des émotions qu’il avait puisées des habitants serviles et broyés, l’immensité de sa mosaïque humaine et, à un certain niveau, la grandeur de son génocide que jamais il ne regretterait. Il sentait sa mort, et la dernière émotion de sa mort, suer sur les rides de son front ; il sentait la part éternelle de sa haine, ici face à l’atroce duchesse du désir, la petite créatrice d’empire, sa haine élégante.
Sarah, lui dit-il alors. Sarah… mon Dieu, comme je te hais.
Il la haïssait, précisa-t-il, parce qu’elle n’avait pas changé, et parce qu’elle n’avait jamais changé ; non pas depuis la dernière fois qu’ils s’étaient vus, ou même depuis ces chirurgies qu’il avait pu lui faire subir et qui avaient toujours échoué, mais depuis sa plus tendre enfance ; il haïssait qu’elle n’ait jamais, et ce de manière assez surnaturelle, changé de visage ou même d’expressions ; il haïssait que rien ne l’ait manifestement jamais traversée avec le temps, que rien ne l’ait jamais affirmée comme un individu mortel sujet à l’expérience ; il haïssait, qu’elle soit restée inerte à toute force extérieure, et qu’à six ans comme à vingt-six, elle ait toujours regardé les autres de la même façon, et qu’elle leur ait toujours souri de la même façon. Il la haïssait pour cela, d’abord, car cela le terrifiait, mais il la haïssait aussi, par conséquent, pour cette incertitude perpétuelle voulant que l’on ne savait jamais bien si elle s’apparentait à un adulte jouant à l’enfant ou un enfant jouant à l’adulte.
Il la haïssait, car il connaissait parfaitement son masque ; il connaissait parfaitement la fausse protection, la pauvre dissimulation, qu’elle utilisait continuellement pour cacher au regard son existence pure et maintenue dans l’inéprouvée, la trajectoire inlassable de sa vie, où jamais rien ne s’était abîmé et où jamais rien ne s’abîmerait, où jamais rien ne s’était écrit et ne s’écrirait, son âme ou à jamais vierge, ou depuis toujours déjà écrite, témoignage d’un tout ou témoignage du rien. Il haïssait ce trouble, oscillant entre la possibilité d’une femme trop limitée pour être douée et néanmoins trop douée pour ignorer ses limites, cerveau frivole mais suffisamment bien formé pour reconnaître avec lucidité cette absence d’âme à l’horizon, et la possibilité, au contraire, d’une présence pure et absolue, inaltérable, mouvant au-delà de tout principe d’individuation ; il haïssait cette lucidité froide, consciente de ses propres surfaces sans profondeur ; il haïssait qu’elle ne doute pas d’elle-même et que, sûre de son manque de qualités ou même de défauts, elle fasse tranquillement confiance à son vide ; il haïssait que, froide et mélancolique, sévère et amère, elle soit autant la preuve d’une existence que d’une inexistence, de la substance que du néant ; il haïssait qu’elle semble incapable de tout et n’avoir pourtant peur de rien, qu’on puisse tant vouloir l’aider quand, en fait, c’était elle qui pitoyablement nous rassurait, comme le bruit du ruisseau, ou celui de la vie calme, sereine et impersonnelle.
Il haïssait que ses complexes et sa honte, s’ils existaient vraiment, ne la poussent cependant jamais longtemps à baisser les yeux, puisque ce serait là renoncer à son argument essentiel – et par conséquent, il haïssait également son corps. Il haïssait que rien d’informe, de laid ou d’humain ne vienne la trahir ; il haïssait que même ses pieds soient lisses et plats, dénués de toute veine apparente, comme si elle ne possédait aucun os ; il haïssait ses mains pâles et enfantines, aux ongles courts et sans vernis, toujours ravies de saisir les objets comme les pinces d’un gentil robot, et belles, aussi, parce que néanmoins fines et longues ; il haïssait ce corps blanchâtre et prétentieux, à la respiration sucrée, aux épaules comme recouvertes d’un glacé, et qu’il ne pouvait absolument pas imaginer saigner ; il haïssait l’hypothèse que son sang soit de la neige, à moins, et cela lui paraissait plus probable, que l’intérieur même de son corps soit farci de sa douce peau – que si on le coupait en deux, ou si on s’en tranchait une part, au niveau du ventre ou ailleurs, on ne s’enfoncerait que dans de la peau blanche comme de la mousse, ne dénudant sur plusieurs centimètres qu’une grosse part de gourmandise de peau, avec en son centre, comme le cœur exquis du gâteau, une succession d’iris gris toujours les mêmes ; il haïssait la pensée que, même dans ses entrailles, ne gisait jamais que la surface la plus lisse, et que si on devait dépecer son visage et l’arracher de son crâne, il y aurait derrière encore son visage.
Il haïssait la douceur qui émanait d’elle, car c’était une douceur froide, venue d’ailleurs, sans aucun lien avec son rapport au monde ; il haïssait sa finesse, car l’on pouvait sentir à quel point Dieu s’était pris d’amour pour elle lors de son façonnement, l’on pouvait deviner toute l’importance des caresses qu’il y avait mises, et comme il avait dû la créer au milieu de la journée, après sa pause déjeuner, alors que le soleil émergeait des nuages et se faisait plus fort, le créateur malgré la rudesse hivernale optimiste et doux, repu et satisfait de lui-même ; il haïssait, même, jusqu’à la prétention suffisante que le divin avait pu ressentir en formant cet être élégant et boudeur, faussement cynique et critique, loin de l’espèce, et ainsi, il haïssait que Sarah Babel, à ses yeux, n’était plus même une femme mais un ange. Un ange haïssable, élevé dans la célébration de sa petitesse, mais un ange.
Aussi, bien qu’il eût été difficile, dans l’histoire du monde, de trouver un être qui ait davantage honni une âme que Brandon Marsac celle de Sarah Babel, il haïssait de s’accuser inlassablement, comme l’homme moral ne cesse jamais de s’interroger sur la bonté de ses actions, de répudier uniquement les contours de sa pure matière, il souffrait pour ainsi dire de ne savoir, de ne pouvoir, la conspuer plus intégralement – et en ces instants, il haïssait d’autant plus, furieux, qu’on puisse reprocher à quelqu’un d’adorer, de haïr, peu importe, l’autre pour son corps seulement. Mais il n’y pouvait rien : s’il n’avait certes aucun intérêt pour l’épanchement las et sensuel, s’il n’avait certes aucun intérêt pour les yeux éprouvés, la bouche pulpeuse ballante et les cheveux follets frissonnants, ce qu’il haïssait vraiment, c’était son retroussement, les lèvres pincées, les ailes du nez serrées et les yeux à demi fermés ; oui, ce qu’il haïssait vraiment, c’était sa sévérité fragile et suspicieuse, sa dureté inquiète, ses sourires uniquement lancés pour démentir toute profondeur, pour écourter les discussions, qui creusent, vers la nuit, la pénombre infinie – et alors ? Il n’appréciait guère celles qui illuminent la pièce, dans le sens où ces personnes-là ne figeaient pas le temps, elles n’obscurcissaient pas les évidences, mais encourageaient le mouvement général et affirmaient un peu plus ce qui était déjà affirmé ; non, ce qu’il haïssait vraiment, à un degré quasiment inqualifiable, ce n’était pas les êtres qui éclairaient les lieux, c’était l’être enneigé qui éteignait tout.
Il haïssait Babel. Il haïssait qu’elle soit née avec la beauté sur le visage, comme avec la clé du monde sur le front, sans pôle d’orientation autre que sa propre confusion, tel le chat qui court derrière sa queue ; il haïssait cette douleur, non pas située dans cette vision que l’on est seul à voir, mais dans cette lumière de nous-même qui ne nous parvient pas, il haïssait qu’avec ses yeux de félin et son nez d’oiseau, l’on avait l’impression qu’elle se désirait elle-même, qu’elle se chassait elle-même, aussi bien en train d’innocemment chanter sur l’arbre que de s’observer, en contrebas, allongée dans les buissons et prête à bondir ; il haïssait que, par conséquent, si elle se faisait toujours précisément si belle, c’était moins pour se mettre en valeur qu’attiser un peu plus sa propre mort, que pour définitivement farder sa suspicion souveraine de l’existence, sa profonde impasse inextricable.
Cela, dans son entièreté, Brandon Marsac l’avait déclamé à Sarah Babel, tandis qu’elle était restée immobile, de dos, sagement à sa place. De tout ce temps, elle n’avait pas dit un mot, et le roi, qui n’avait pas même considéré que cela puisse en être autrement, continua le bon déroulement de sa déclaration de haine. Non, il n’avait pas à s’excuser de penser que son corps, c’était son âme, le reflet pur de son être inerte au monde ; il n’avait pas à s’excuser de la haïr pour ses regards, sa posture, son port de tête et sa démarche, au lieu des circonstances accidentelles qui l’avaient faiblement faite et défaite, si tant est que quoi que ce soit d’humain et profane l’eût un jour concerné ; il n’avait pas à s’excuser de la honnir, non pas pour son identité empirique, mais pour l’expression impérieuse et idéale de son physique, pour lui la vraie forme de son âme. Il n’avait pas à s’excuser de croire que, à l’inverse des dogmes habituels, c’étaient les corps qui se réincarnaient ; il n’avait pas à s’excuser de croire que c’étaient les corps qui, le long de ces milliards d’existences, devaient éternellement revenir ; il n’avait pas à s’excuser de croire que c’était là le destin du corps de Sarah Babel, sa femme-framboise, l’appât suprême de sa démesure, et il n’avait pas à s’excuser de croire impossible que la vie ait pu penser ce corps pour qu’il ne vive qu’une fois ; il avait déjà vécu, et il vivrait encore ; il avait toujours vécu.
Aussi, le corps de Babel fixait le critérium ; la question n’était pas de savoir combien il estimait son corps, mais combien il mettait aux autres sur elle. De ce fait, elle était devenue pour lui une unité de mesure ; il ne trouvait, par exemple, rien de particulier à ses oreilles ou même aux oreilles en général, mais toujours est-il que le roi jugeait celles des autres en fonction des siennes. Plus, c’était son corps qui lui avait permis de rejeter l’espèce – comme il l’avait écrit, autrefois, sur le mur d’une prison –, parce qu’il abhorrait le monde entier de ne pas être tout à fait comme elle, et n’avait dès lors jamais observé la totalité des habitants que telle une masse de gentils cadavres ; sur eux, il avait agi, durant son règne, comme l’enfant qui apprend à écrire mais ne peut s’empêcher de mal tourner la boucle d’une lettre ; les os, les traits et les chairs des habitants, automatiquement, tournaient vers elle ; les os, les traits et les chairs des habitants, automatiquement, finissaient par irrémédiablement la recréer. Qu’importe ses actions, Marsac ne pouvait pas faire, sans faire son corps. Ainsi, Sarah Babel était l’être sur l’être – et c’était son corps, qui avait fait de lui le roi.
Pour Marsac, donc, le visage de Babel était éternel ; il ne doutait pas que la trajectoire de son nez s’étendrait à jamais dans le firmament ; que ce que l’on pouvait nommer âme, à savoir grossièrement l’essence constitutive de l’être, sa singularité invisible, mourrait au contraire et disparaissait dans la poussière ; il ne doutait pas, de ce fait, son âme pourrirait dans la terre, au pied de ces falaises, et peut-être, avec de la chance, dans les profondeurs de son tombeau – mais son corps, son corps… il survivrait à la mort ; il s’élèverait, dans l’éternité du code génétique et cyclique, il vivrait à jamais aux côtés de l’enveloppe physique du roi, dans les impulsions éternelles des formes en mouvement, volant bien au-delà des identités et des existences éphémères ; le paradis des corps libérés des âmes ! Cela, face au soleil couchant, derrière la silhouette rouge de Sarah, s’affirmait à ses yeux avec la plus grande clarté ; exception faite de rares occasions, l’Homme avait trop souvent pris le problème à l’envers – c’était le corps, qui finissait par revenir, et uniquement le corps. « Tes pieds seront éternels ; pas ta mémoire », lui disait-il. « Tes épaules seront éternelles ; pas ton expérience. Tes joues seront éternelles ; pas ton caractère. Ton dos sera éternel ; pas ton amour. Ton ventre sera éternel ; pas ton âme. Et – tu – le – sais. »
Le roi s’était rapproché de Babel et, toujours dans son dos, lui avait pris la main pour la poser sur son ventre amaigri ; il l’avait guidée sur les restes de ses anciens sillons, en suivant les spirales jusqu’au nombril, puis lui avait fait enfoncer son pouce à l’intérieur ; enfin, de sa main libre, il avait attiré sa tête pour la laisser reposer sur son épaule. Alors il lui demanda si elle savait ce que c’était, que de procéder à la capture de l’autre jusqu’à en accoucher ; il lui demanda si elle avait déjà entendu parler de l’homme qui ne donnait pas d’enfant à sa femme, mais accouchait d’elle-même indéfiniment ; il lui demanda, si cela ne constituait pas à ses yeux la marque du véritable fils de Dieu : non pas celui qui répand égoïstement sa propre lignée, mais celui qui fait revivre sa propre femme, génération après génération – et elle ne répondit pas. Mais c’était normal, poursuivit le roi, qu’elle n’en ait jamais entendu parler ; personne n’en avait jamais entendu parler. Personne n’avait voulu, comme lui, ou en tout cas autant que lui, étreindre une femme jusqu’à éjaculer son corps ; personne n’avait voulu s’y plier jusqu’à remodeler sa sève personnelle sur le visage de l’autre, jusqu’à s’imprégner des contours de sa matière, repassant sa surface, dans sa tête, à la folie, au point que le fruit de nos entrailles ait singé les fondations de son code génétique, la formule exacte de ses formes ; personne n’avait voulu s’y adonner, jusqu’à en déverser l’éternité de son corps dans son corps.
Oui, il avait voulu la recréer – mais ce n’était pas d’elle, qu’il avait accouché. Cela, il le savait parfaitement, maintenant, alors qu’il jetait un dernier regard en arrière, vers l’observatoire et sa chambre, pas tout à fait vide. On ne pouvait qu’échouer d’une ville comme celle-ci, pensa-t-il, pour la première fois silencieux, en posant sa main sur le ventre de Babel ; on ne pouvait qu’être trompé. Bâtir cette ville, c’était aussi la laisser nous tuer ; c’était accepter que, d’une telle tâche, l’on ne pourrait jamais trouver compensation ou juste reconnaissance ; il n’y avait pas d’autres moyens d’y parvenir, c’était la seule façon – admettre que, quoi qu’il advienne un jour, rien ne puisse nous rendre tout ce que l’on avait donné. C’était savoir que l’on ne gagnerait pas, et précisément faire en sorte que l’on ne gagne pas ; que, d’une manière ou d’une autre, l’on ne puisse pas gagner, que la vie ne soit plus assez grande pour nous rendre la pareille. « Je suis prêt à perdre », murmura alors enfin le roi, les yeux épuisés. « Je veux perdre. »
Il caressait le ventre de Babel, si étroit, et contemplait l’horizon. « Même à la mort de mon seul parent, j’ai pensé à toi », lui dit-il, tandis que le vent commençait doucement à souffler. « Même dans la salle funéraire, en ouvrant le sac pour observer le corps mort, même en écartant les deux bouts de plastiques, en les repoussant sur les côtés, en descendant la fermeture jusqu’au bout, même en cet instant, où la mort ne surgit jamais vraiment comme un éclair à travers le ciel, mais au contraire demeure là, tout au fond, passive, attendant que nous descendions réellement jusqu’à elle… même à ce moment-là, j’ai pensé à toi. »
Le roi referma ses bras autour du corps de Sarah – et en lui parlant, il fixait le ciel, mais elle ne répondait pas. « Et maintenant… et maintenant, tu voudrais que je meure. Tu voudrais que j’abandonne, tu voudrais que je cesse, tu voudrais que je cède – c’est cela, que tu voudrais ? Que j’emporte tout, avec moi – que je capitule. Moi, le roi. Et effectivement que pourrais-je faire de plus ? Que pourrais-je davantage confondre, ici ? Je ne peux pas aller plus loin. Je ne peux pas devenir toi. »
À ces mots, Sarah prit l’initiative ; elle se rapprocha du vide, et le roi, tout en se détachant d’elle, la suivit néanmoins. Ensemble, ils pouvaient apercevoir, désormais, les rochers en contrebas ; c’était sur ces derniers, bien assez tôt, que leurs corps finiraient par s’écraser.
« Tu sais, pour être honnête, ce qui m’a toujours insupporté ? », reprit le roi. « C’est que j’ai beau eu refuser l’entièreté du monde, ta vie m’a toujours semblé plus nihiliste que la mienne, puisque tu refuses encore celui qui refuse tout – et la vérité, c’est que j’en ai toujours été jaloux. J’ai toujours haï qu’il te soit aussi facile, aussi immédiatement accessible, de refuser encore plus que le monde. »
Sarah Babel ne répondait toujours pas – et ce n’était pas même qu’on avait l’impression, avec elle, de parler à un mur, car les murs renvoyaient, au moins, les tentatives ; c’était qu’on avait l’impression, lui disait-il, de parler à un rideau, d’où les paroles ne revenaient pas mais semblaient atteindre un destinataire invisible, s’évaporant au-delà de cette silhouette immuable. Et cela ne le dérangeait pas, car il lui avait toujours semblé anormal que le point de vue de cette petite personne porte des mots. Au point, aujourd’hui, que ce silence dont elle faisait preuve signifiait à Brandon Marsac que Sarah Babel ne craignait pas la mort et même l’attendait – et, peut-être, effectivement, étaient-ils justement nés pour tomber ensemble.
Ainsi, le roi était prêt à finir sans un mot, avec elle ; lentement, il posa ses mains sur ses hanches, son menton sur le haut de sa tête, et se laissa mener vers le gouffre. Ce faisant, il lui chuchota tendrement les dernières exhalaisons de sa pure haine. Non, elle ne semblait pas vraiment humaine, chantonnait-il ; elle s’apparentait plutôt à un panier à roulettes, dans le sens où elle était à l’Homme ce que le side-car du passager était à la motocyclette. Il lui dit que si elle avait eu un fils, ce dernier se serait suicidé avant d’avoir vingt ans – et peut-être aurait-ce été parce qu’il n’aurait pu accepter de ne pouvoir la posséder, et peut-être aurait-ce été parce que ce fils n’aurait été personne d’autre que le roi lui-même, et peut-être l’avait-il été et le serait-il à nouveau… Il lui dit qu’il avait voulu l’étreindre avant même d’avoir une forme, et il lui dit que s’il avait toujours chéri le fait que son existence soit ainsi ténue et confidentielle, c’était pour les mêmes raisons que l’on préférait garder pour soi de vieilles références culturelles ; il lui dit qu’il aurait voulu que personne ne la connaisse, parce qu’il aurait voulu qu’il n’y ait personne d’autre ; il lui dit qu’il aurait voulu que le néant l’ait vue elle, au lieu de créer le monde, et il lui dit qu’il aurait voulu que ce néant, ce soit lui.
L’un de ses escarpins était maintenant suspendu au-dessus du vide, et seul le roi, encore, retenait la chute de Babel. Magnus, cent mètres plus loin, s’était redressé et fronçait les sourcils ; Lo, décalée sur la droite, n’avait pas bougé – et si, un instant, le premier s’était inquiété de la férocité initiale du discours de Marsac, la seconde était restée sûre de son bon déroulement. Mais désormais, le doute se faisait légitime : le roi tremblait, ses pieds enfoncés dans le sol malgré le désir flegmatique d’en finir de la femme-framboise. Un peu confus, il songeait à la nature de sa quête, qui peut-être n’avait jamais été que de construire les rouages de cet amour infini, les filaments éternels entre leurs âmes ; il frissonnait, à l’idée que tout ce qu’il eût pu orchestrer dans sa vie l’ait été afin d’établir les fondations de leur union dans le domaine des idées, d’entrer leur algorithme dans une liste de données souterraines, pour qu’à l’avenir leur combinaison se projette dans d’éventuelles réincarnations ; il se crispait, face à la possibilité qu’il n’ait jamais fait que créer les étages de la tour amoureuse qui ancrerait ses vies dans le malheur ; il soupirait, à l’éventualité que tout cela ne fût que la volonté machiavélique de l’être supérieur auquel il s’était noué, que le battement inexplicable du cœur au centre de la ville, auquel il avait marié son cycle de renaissance.
Mais Brandon n’eût pas même le temps d’y penser, de soupeser les différents arguments en faveur ou défaveur d’une telle hypothèse, que Sarah Babel s’était jetée dans le vide. L’instant parut se figer – et tandis que le roi fixait l’horizon, son esprit bouillait, tournait à plein régime, autant tétanisé par la taille de l’événement, que suspicieux précisément de son énormité ; comme si, dans le portique de l’instant, l’insolence de cette disparition était trop grosse pour passer, et que d’une façon ou d’une autre, l’événement allait revenir sur ses pas. Bien entendu, toutefois, la fin était là : Babel chutait.
Au demeurant, le roi avait épuisé sa ville ; il avait brassé sa part du monde, il était arrivé au bout de sa mission, et à présent, il estimait se retrouver au plus proche de l’illusion douce et chérie, celle où même l’immortalité ne valait plus rien, et où, lui semblait-il, le monde ne terminerait pas sa vie, mais où sa vie terminerait le monde ; et aussi, parce que le roi avait toujours été un homme très narratif, il sauta.
En chutant, Brandon Marsac eût la sensation d’aller plus vite que la raison ; de la dépasser au sprint, et de se retrouver face au rêve ; il exultait, car il estimait être en train de sauter au-dessus de la mort – et Lo DeLilla et Magnus Gansa, au bord du précipice, l’observaient disparaître, sous les traînées bleutées de la nuit qui déjà perçaient. Pourquoi le roi jouissait-il ?, pouvait-on alors se demander avec eux. Était-ce parce qu’en chutant vers les rochers, il s’imaginait à nouveau dans le tramway de sa jeunesse, proche des portes jaunies par la lumière, rafraîchies par l’aération, alors que l’on arrivait à cette station perdue où personne, jamais, ne descendait ou même ne montait ? Était-ce parce qu’il se revoyait sur cette place de la périphérie, quand ce bus attendu au terminus finissait par démarrer sur le rond-point et se détachait de ses compères encore figés, le roi assis non pas dans le sens de la marche ou dans le sens contraire, mais à l’horizontale, de plain-pied face aux fenêtres ? Était-ce parce qu’il y naviguait comme en pleine tempête, comme les romantiques liés sur le mât de leur bateau, pour éprouver le mouvement du moderne, et était-ce parce que le corps du roi conquérait ainsi les allées des wagons ? Était-ce, simplement, parce qu’en dégringolant dans le vide, il pensait à nouveau rentrer chez lui, ou était-ce parce que sa jouissance du retour, en ce temps, avait toujours été celle qui le guidait vers cette mort ?
Quoi qu’il en soit, avant que Lo et Magnus puissent exiger, tels deux enfants venant de libérer leurs parents, que cette rancœur ne devait pas disparaître mais former le cœur sacré de leur héritage, il fallait attendre que les corps finissent bel et bien par heurter le sol. Et le roi, son empire derrière lui mais sa perle toujours devant, n’avait pas encore rattrapé celle qui attirait dans sa chute la masse de la ville toute entière, qui arrachait aux profondeurs du fleuve ses multiples chaînes, qui le déracinait de l’œuvre ; non, lui qui pensait finir par l’étreindre et mourir avec elle, il n’arrivait pas à s’y résoudre. De manière ultime, il préférait la laisser mourir seule, il préférait ne pas se résigner à sa présence. Néanmoins, il n’éprouvait aucun regret quant à son saut, puisque désormais au même niveau qu’elle, à quelques mètres de la fin, il pouvait observer son visage, où malgré un calme jusqu’alors terrible, la panique avait commencé à germer au fond des yeux ; non, il n’éprouvait aucun regret, puisqu’il n’avait pas imaginé plus belle mort que de la voir mourir seule, quand lui allait mourir avec sa ville toute entière, tant et si bien que ce n’était pas lui, à ses yeux, qui allait s’y écraser, mais la ville qui allait s’écraser en lui et en lui seul.
Brandon Marsac exultait alors comme il n’avait jamais exulté, au sommet même de sa jouissance – et parce qu’il était précisément en pleine extase, et parce que c’était cette extase, qui l’avait toujours irrémédiablement ramené à Babel, il ne put, au tout dernier moment, au tout dernier instant, l’abandonner – non pas par accès d’humanité ou de sens moral, que le roi avait perdus depuis longtemps, mais par pur sentiment amoureux. Malgré la ville, il voulait mourir avec elle.
Ainsi il attrapa ses bras, les deux mains resserrées autour de ses maigres biceps – et même à travers son manteau rouge, il pouvait sentir le fin duvet sur son corps, propre à celui des fœtus mais présent chez elle, et chez tant d’autres en cette cité, pour compenser sa minceur. Finalement, ils étaient côte à côte, engagés dans une parade nuptiale dont ils ne remonteraient pas, l’être au physique rond mais plat, au squelette rebondi mais à la chair fine, emboîté dans celui au ventre en spirale ; et encore maintenant, le roi continuait à observer la pureté de sa peau, la droiture de son nez, la forme exquise de ses os ; encore maintenant, il continuait à observer les fossettes ennuyées de ses joues, la lèvre inférieure de sa bouche légèrement pendue, et, plus que tout, la profondeur de ses yeux, analogue avait-il inlassablement jugé à celle de la fête, et de toutes ces salles, dans les clubs ou les studios, tapissées de miroirs pour feindre la profondeur de champ. Encore maintenant, il observait l’entièreté de ses traits, comme l’appât d’une essence plus grande, et ce jusqu’au dernier moment, jusqu’à ce qu’ils se soient désintégrés contre les rochers – et en s’exécutant, il espérait que derrière sa magnifique étoffe charnelle sans aspérités, derrière sa peau translucide d’où l’on ne pouvait discerner aucune veine, derrière sa délicatesse symptomatique du seul fruit de deux personnes, il confondrait autre chose ; qu’en embrassant sa disparition, il toucherait à l’aperçu le plus véritable que l’on puisse avoir de Dieu, soit celui apparent dans l’effacement, dans le néant derrière ce que l’on a passé toute une vie à idolâtrer, dans la rencontre avec ce qui n’est pas ; il espérait que ce saut partagé avec elle soit une chute non pas vers le bas mais en fait vers le haut, ou plus exactement vers la rose céleste et les sommets du purgatoire, car cela signifierait qu’ils étaient alors déjà en enfer – mais au lieu de cela, les deux venaient de s’écraser et Brandon Marsac était immédiatement mort. La seule esquisse de vérité qu’il avait pu tirer de son suicide s’était révélée on ne peut plus décevante ; elle voulait que c’était la toute fin de la chute, qui surprenait le plus dans sa glaciale torpeur.
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