Dans le noir, il marcha longtemps, accompagné par ses valises connectées qui, grâce au halo émanant des coutures, lui permettaient d’y voir plus clair. En avançant difficilement sur le chemin en gravier, il se dit que si sa vie était un roman, c’était ici qu’il se terminerait. Et pourtant, le chemin continuait, comme l’emmenant dans le versant de son histoire, dans le purgatoire de son récit, dans les ténèbres outre ce qui avait été prévu pour lui. D’une certaine manière, il s’en allait dans la disparition – et nous nous en allions dans la disparition avec lui. Peut-être était-ce dans la nuit du roman, à l’intérieur de son impasse, que sa véritable destinée devait se jouer. Tous ceux en tout cas qu’il connaissait avaient disparu, les uns après les autres, et que ce fût Magnus, que ce fût Lo, que ce fût le raciste ou que ce fût Ludivine, tous au bout du compte avaient été à ses yeux des obstacles. Le champ libre, s’était exclamé notre héros, après la mort du vieil ami, en pensant au titre qu’il aurait voulu donner à l’autobiographie de sa vie. Eh bien le champ libre commençait. Il n’aurait plus jamais personne avec qui discuter. Il serait désormais seul. Et son souffle ferait écho dans cette histoire qui devait à présent s’enfoncer dans l’intense folie. Comme lui avait dit le prêtre, il existait une souffrance qui créait un monde, et il existait un moment où dans la souffrance le monde n’était plus le monde. Ce moment était arrivé.
Au bout du chemin en gravier, apparut une voiture grise, aux vitres teintées, dont la porte arrière, par ailleurs la seule porte, demeurait ouverte. Le véhicule paraissait attendre l’enquêteur. Prêt à l’emmener là où il devait se rendre. Inquiet, il pencha sa tête par l’ouverture : il n’y avait personne. Il ne se trouvait qu’un grand espace, sans siège prévu pour le chauffeur, car il n’y avait pas de chauffeur : c’était une voiture autonome. L’une de ces voitures, que les hommes suicidaires empruntaient pour le mouvement du dernier voyage ; pour terminer leur vie, dans une ronde mécanique, emportés sur les autoroutes du monde. L’enquêteur pénétra le véhicule et s’assit sur la grande banquette, qui en mode repos occupait tout l’habitacle afin de former un lit. D’ici, il pouvait entendre les valises connectées, en train de se charger automatiquement dans le coffre, et quand il se rapprocha du tableau de bord aux lumières fluorescentes, la porte derrière lui se referma.
Sur l’écran scintillant au-dessus du volant automatique, il vit qu’une course avait déjà été prépayée. Cependant, une destination était automatiquement entrée, et s’il voulait en profiter, il ne pouvait pas la changer. Était-ce Ludivine qui avait envoyé cette voiture pour le récupérer ? Ou était-ce quelqu’un d’autre ? Peu importe. Il n’avait nulle part où aller. D’un geste du doigt sur l’écran tactile, il accepta de valider sa présence. La destination exacte de son voyage s’afficha alors : aléatoire.
L’enquêteur s’inclina sur la banquette et lança, sur son casque rouge-argent et son lecteur haute résolution, Unsatisfied de The Replacements. Déjà, autour de lui, à travers les vitres se dessinèrent des bretelles d’autoroutes, parcourues par des voitures non pas brillantes, mais noires, absolument noires, presque indifférenciables de la nuit, car c’était la beauté de ce monde dans lequel s’engouffrait notre héros : les voitures autonomes n’avaient pas besoin de lumière, car la machine voyait à travers le noir. L’enquêteur, en observant ce spectacle, en repensant à tous ceux qu’il avait perdus pour en arriver là, se mit tristement à pleurer. Était-ce l’impasse ? Ou était-ce l’infini ? Depuis toujours, il était obsédé par la peur que son cœur lui mente, qu’en écoutant la voix la plus pure au fond de lui, un autre que lui ne réponde. Était-il fou ? Qu’y avait-il, au bout du rêve ? La mort ou la présence ?
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