Beau Is Afraid, qui passé un premier acte franchement époustouflant, sans doute au-dessus de tout ce qu’on a vu cette année, retombe lentement mais sûrement jusqu’à laisser une impression vague et peu définie. Pourtant, le début du film est fort, à la fois moderne et intemporel, autant drôle qu’effrayant, et surtout, il a la puissance des films qui ressemblent à un rêve. Cette façon que le personnage de Joaquin Phoenix a de devoir courir pour rentrer chez lui, cette peur de voir cette horde pénétrer son immeuble quand il sort acheter de l’eau, ou mieux encore, cet intrus, caché silencieusement au-dessus de la baignoire : tout paraît absurde et en même temps terriblement signifiant, non pas délirant parce que aléatoire, mais parce que tiré d’un monde plus pertinent encore que notre réalité. On est alors totalement porté par le film et l’on n’a aucune idée de là où il se rend. Mais quand Phoenix perd connaissance et se réveille dans cette petite maison où il a été pris en charge par Amy Ryan et son mari, on commence un peu à déchanter. Après avoir abordé la ville comme un cauchemar, Ari Aster tient à s’attaquer à la famille comme un cauchemar – et en opérant un tel basculement, il se retire de l’intériorité organiquement vivante de son propos, pour emprunter une vision plus conceptuelle, plus intellectuelle de son cinéma : l’on n’est plus dans le cauchemar. L’on regarde une théorie de cauchemars. Et le problème, c’est que cet univers de la maison, avec la jeune adolescente déséquilibrée et l’ancien soldat devenu dément, paraît un peu trop forcé, et surtout moins original que la ville (cette idée d’être recueilli par des gens qui nous veulent du mal, on l’avait déjà vue il y a d’ailleurs tout juste quelques jours, dans Book of Blood). Après, l’on reste captivé par le film, par cette allégorie de la famille comme une île, symbole de Calypso comme de l’Empire des Fleurs de Lotus. Ce que l’on aurait espéré être un film (l’horreur urbaine) ne devient que l’étape d’une Odyssée et pourquoi pas, donc ? Mais quand Joaquin Phoenix s’échappe de cette maison pour aboutir dans la forêt et découvre cette communauté d’orphelins, on décroche de plus en plus. C’est comme si Ari Aster avait tellement réussi son acte 1 qu’il finissait paradoxalement par être plombé par lui. Car l’idée d’une Odyssée, c’est de s’éloigner du lieu introducteur, pour traverser à travers un crescendo des lieux toujours plus fascinants qui invitent au voyage et donnent envie, avec le héros, d’avancer. Or, dans ce Beau is Afraid, rien n’est jamais aussi bon que ce qu’on quitte au départ, et rien par conséquent ne donne envie de vivre ce voyage. Il semble y avoir, dans le film, un manque de concordance profond entre la puissance de l’acte 1 d’un côté (qui aurait dû être un film entier), et le principe de l’Odyssée de l’autre. Surtout que plus le film avance, et plus, malgré son étrangeté et sa singularité perpétuels, il devient légèrement prévisible, comme lorsque Joaquin Phoenix pénètre cette pièce de théâtre (mise en scène à travers une séquence animée) avant de revenir à son statut de spectateur.
Arrivé à l’acte 3, le problème devient encore autre : en effet, avec le retour au foyer, et, surtout, avec la découverte que la mère est en fait encore vivante, l’on n’a plus l’impression de voir du Ari Aster : on a l’impression d’être passé chez David Robert Mitchell, le réalisateur du génial Under the Silver Lake. Le même héros vieux garçon un peu perdu, sorte de geek émotif devenu héros mythologique ; la même enfoncée initiatique, toujours contredite par ce désespoir perpétuel propre au monde moderne qui ne parvient plus à croire en ses propres histoires ; le même rapport à la femme abstraite, que l’on finit par perdre et que l’on n’a jamais connue. Sauf que même si parfois, Beau is Afraid retouche à certaines beautés de Under the Silver Lake (soit quand le film se laisse porter, dans sa chair filmique, par l’émotion de son héros : on pensera à ce beau moment où Phoenix redescend les escaliers de la demeure de sa mère, en écoutant le morceau « Everything I Own » de Bread), il demeure trop dans l’ironie et, pire, dans la dérision face à tout ce qui pourrait s’apparenter comme de la beauté ou une forme de vérité. C’était, à mes yeux, l’écueil de Under the Silver Lake et ce pourquoi la première partie du film m’avait à l’époque ulcéré : parce qu’il représentait un geek solitaire, un complotiste, en proie à ses propres délires de fiction, à son propre désir de vivre une grande histoire, et jamais le film n’osait lui donner cette histoire, jamais il n’embrassait sa vie et ne l’aimait, il demeurait en retrait et se moquait de lui. Jusqu’à ce, à la moitié du film, il embrasse le délire de son héros, pour devenir du cinéma avec lui. Il ne se moquait plus : il s’unissait. Or Beau Is Afraid, c’est le contraire : plus le film avance, et plus il se détache du héros et se moque de lui. Lorsqu’il retrouve son amour d’enfance, on pense qu’enfin, le film va embrasser cela avec sérieux : au contraire, on part sur du Mariah Carey, avec un zoom sur le préservatif. Lorsque Phoenix finit par découvrir son père, l’on s’attend à une confrontation profonde, peut-être primordiale : le tout ne devient qu’une vaste blague sur un pénis géant. Lorsque Phoenix parcourt la mer, le ciel des étoiles confondu aux vagues, il finit par tomber dans un piège mécanique étrange… Toujours le film se fait un malin plaisir, à travers un élan qu’il pense supérieur et intellectuel, à se hausser au-dessus de l’empathie et de l’émotion. En tous ces moments, Ari Aster se pense malin, alors qu’il manque au contraire, plus que jamais, de force. Néanmoins, si on est aussi sévère avec ce Beau is Afraid, c’est parce que, comme Under the Silver Lake, il nous parle, et que même si l’on avait beaucoup aimé ces précédents films (Hereditary et Midsommar), l’on ne pensait pas qu’il serait susceptible d’autant nous toucher. Mais sa froideur et l’incohérence de son Odyssée font qu’il est impossible de considérer ce Beau is Afraid comme une réussite. Pourtant, peu importe : qu’on puisse, en 2023, encore réaliser un film de 3 heures, aussi radical, aussi étrange, demeure un exploit. Et où Ari Aster également se montre impressionnant, c’est qu’à défaut de réussir à s’unir au cœur de son héros, il retient toujours le coup. C’est là un concept passionnant : celui du réalisateur de film d’horreur, qui ouvre son film par un cri, et qui par la suite n’éveille jamais l’effroi. Pourtant, parce que c’est Ari Aster, l’on a l’impression, durant les trois heures du film, de n’être jamais à l’abri : l’on demeure sous le coup de l’horreur. Comme si le couteau, venu de très loin, allait, juste quand on ne s’y attend pas, finir par nous traverser. L’idée du film d’horreur, caché à l’intérieur d’un autre film. Dieu sait que Aster aurait pu nous terrifier, car le film, notamment à travers la mère, en a le potentiel (l’on pense à la séquence où elle révèle à son fils que son père est mort en éjaculant : la lumière passe et disparaît de son visage, tandis qu’on la devine, subrepticement, plus âgée…). Mais toujours Aster se retient. Retenu dans l’émotion, retenu dans l’effroi : mais, au bout du compte, qu’est donc Beau Is Afraid ? Un peu tout et un peu rien. Quoi qu’il en soit, même quand il déçoit, il fascine : impossible de nier que les pires moments du film (la séquence Mariah Carey ou la découverte du père) sont aussi étrangement les meilleurs et créent, dans la salle, une pure sensation d’ébahissement. Que proposer après ça ? 2/5.
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