Babylone, le grand film monstre de Damien Chazelle, celui où, après Whiplash et La La Land, il a visiblement obtenu carte blanche et décidé de faire tout ce qu’il voulait. Et, évidemment, peu importe les défauts de ce type d’œuvres, quand on est en présence d’un grand auteur, alors on est prêt à embarquer. Aussi, Babylone souffre de toutes les qualités et de tous les défauts que l’on pouvait attendre de lui : il est riche, ambitieux, parfois peu clair et désaxé. Si bien qu’à force de se déployer, à force d’adopter une narration de la profusion, on perd de vue le cœur du film et ce qu’il voulait nous révéler.

En fait, le vrai problème de Babylone se situe sans doute dans la coexistence des personnages de Brad Pitt et de Margot Robbie. Car c’est là l’étrangeté du film : au vu de sa longueur, il aurait pu être une fresque, axée autour d’une structure chorale. Or il ne l’est pas. Mais il ne s’axe pas pour autant réellement autour d’un personnage principal, et rapidement l’on finit par penser que, entre Pitt et Robbie, Chazelle n’aurait dû en choisir qu’un seul. Au départ, on estime que c’est Margot Robbie que Chazelle aurait dû garder, car c’est autour d’elle que gravite le film (avec le personnage de Manny, ce factotum mexicain qui tombe amoureux d’elle et gravit les échelons). Mais ensuite, on songe que Brad Pitt, parce qu’il incarne une figure sur la fin, et que c’est précisément le sujet du film (la fin d’un Empire, sa décadence), aurait dû être privilégié. Et ainsi, l’on sent, à l’écriture le dilemme de Chazelle, prisonnier entre ses deux personnages, sans savoir vers qui se tourner. Problème : il ne choisit jamais. Au final, ses choix sont mauvais, puisqu’il fait de Robbie, elle aussi, une figure de la décadence : c’est en réalité mal opéré, parce qu’elle est jeune, parce qu’elle monte, parce qu’elle aurait dû être le contraire de Pitt. Mais comme Chazelle tente de trouver un sentiment d’union dans le film, comme il tente de relier métaphoriquement ses deux personnages (à défaut de ne jamais les unir narrativement), il fait aussi d’elle une figure de l’échec. Cela paraît peu cohérent, pas limpide, et répétitif avec Pitt. Le pire étant que Brad Pitt et Margot Robbie ne se croiseront quasiment jamais et ne refléteront pas, aux yeux de l’autre, quoi que ce soit de significatif.

Bref, avec Babylone, on fait face à une belle idée, une grande ambition, mais où deux personnages qui n’auraient dû en être qu’un seul coexistent parce que son auteur n’a pas su trancher entre eux. Après, cela confère aussi une étrangeté, une singularité à Babylone : car dans tout récit plus conventionnel, Pitt et Robbie seraient tombés amoureux l’un de l’autre. Robbie aurait vu en Pitt un mentor, un modèle, une idole. Et Pitt aurait vu en Robbie le retour d’une jeunesse possible pour lui, une seconde vie. Mais ici, rien… comme si la vraie histoire de Babylone, c’était ce qui ne pouvait plus arriver, dans un Empire à bout de souffle, où les êtres ne se renouvellent pas les uns les autres. C’est un film sur l’absence de régénération, et donc sur l’absence de rencontre… à l’image de ce papillon, au début du film, qui se dépose par hasard sur l’épaule de Brad Pitt pendant le tournage, et crée ainsi la magie. Ici, Robbie et Pitt ne se remarquent pas, le miracle n’intervient pas, parce que la flamme a disparu.

C’est comme si Chazelle s’efforçait de capturer non pas le papillon sur l’épaule de l’homme, mais le contretemps, précisément, entre l’homme et le papillon. C’est intéressant, mais c’est un concept : et sur trois heures, cela ne s’incarne pas en intuitions. Au bout du compte, on est peu intéressé, et outre la pénétration dans le trou du cul de Los Angeles (avec un étrange Tobey Maguire) et le suicide de Brad Pitt, on passe les vingt dernières minutes assez épuisé et impatient que cela finisse. La toute fin, sur la magie du cinéma, avec un montage où l’on voit des dizaines et des dizaines de films être convoqués (Ben-Hur, 2001, Jurassic Park, Matrix, Avatar…), touche juste, parce que Babylone semble être le premier à acter la fin du cinéma en tant que tel, dépassant l’idée de la fin du cinéma muet, pour devenir une allégorie même de la fin du cinéma parlant. Et le sourire qui jaillit sur le visage de Manny, malgré ses larmes suite à la mort de Nelly, est logique, il ressemble exactement à la vision de Chazelle, qui déjà dans Whiplash et La La Land, parlait de la souffrance et de la catharsis propre à l’art. Mais cela paraît trop attendu, après ces trois longues heures parfois éprouvantes. Éprouvantes, d’ailleurs, et pas si folles dans la représentation de la décadence et de la pornographie. L’on sent toujours le regard sage, éduqué de Chazelle, qui n’ose pas aller contre le concept de son film. Car c’est cela qu’on aurait aimé : que Chazelle filme la décadence, puis la trahisse. L’on aurait préféré que le film parte sur le chemin de l’uchronie, de la pure fiction : qu’il trahisse le réel pour imposer la vérité de l’art. Que ce sourire de fin ne soit pas qu’un sourire, mais une partie du film. L’on aurait voulu que Chazelle filme son propre papillon, sur sa propre épaule. Mais c’était bien tenté. 2/5.

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