Anora, qui par ego m’a tellement plu qu’il aurait presque pu me blesser : d’abord parce que l’on suit Sean Baker depuis plus de dix ans, quand on l’avait découvert avec Starlet alors que personne ne faisait attention à lui, et que le succès d’Anora le couronne désormais parmi l’élite mainstream. Ensuite parce que le film est terriblement semblable à notre style et à nos thèmes, surtout dans sa première moitié, avec ces séquences dans les clubs de striptease d’un artifice tel qu’il en devient transcendant. Ou plus exactement, il est semblable à ce qui nous habitait, dix ans en arrière, au point que Baker reprend Greatest Day de Take That, du début à la fin, comme un hymne ironique et paradoxalement honnête. Mais en fait, très rapidement, peu importe : parce que le film est supérieurement beau. Surtout l’on aura aimé la façon dont Anora est construit en deux parties en miroir parfait : d’abord la naïveté presque exaltée, la nuit d’ivresse idéale, la naissance de ce que l’on croit être l’amour. Ensuite, la descente, quand le fils russe, suite au retour des hommes de main envoyés par ses parents, abandonne Anora : le film est alors, et c’est là qu’il est déchirant, encore plus romantique, encore plus idéaliste, dans la cruauté dénudée qui se développe le jour levé. Anora est seule, torturée par les truands, quittée par Vanya dont elle réalise l’immaturité et la lâcheté – et pourtant, du début à la fin, elle tient, elle s’accroche à ce qu’elle croit être un coup de foudre. Il y a quelque chose de magnifique à filmer ce corps protestant, luttant pour cet amour en elle, qui est absolument nulle part dans le cadre. Et c’est là où Sean Baker est fort : c’est qu’un réalisateur moins doué, plus cynique, ne se serait quasiment pas attardé sur la première partie. Il n’aurait pas pris la peine de croire en l’amour, de le faire vivre dans le cadre, de nous faire tomber dedans. Il serait resté à distance, pour simplement effectuer une démonstration conceptuelle de la descente d’Anora. Mais Baker lui a l’âme et l’amour nécessaire pour d’abord se convaincre, comme un séducteur sait se convaincre que la femme est la bonne (c’était aussi le thème de Red Rocket), et pour créer d’abord un vrai film d’amour. Et c’est parce que l’on assiste à cela, parce que l’on a vécu, parce qu’on a capté sa réalité tangible, qu’on continue de le porter avec Anora alors que tout a disparu. Ce simple principe, cette simple réussite, en soi est génial (et nous aura fait pleurer, non pas à un moment précis, mais dans la répétition, dans l’endurance, dans la gesticulation d’Anora qui ne lâche pas). Clairement, avec Red Rocket, Sean Baker avait réalisé nous semblait-il son vrai premier grand film, parce qu’il avait su mêler à son don du portrait et sa sensibilité une narration plus forte, une urgence plus intense, qui créait une totalité forte. C’est, ici, exactement ce qu’il refait avec Anora (et en cela les deux films se ressemblent beaucoup, avec au centre la lâcheté de l’homme abandonnant la femme : simplement, ici, nous empruntons le point de vue de la femme, et de la comédie nous basculons vers la tragédie). Bref, Baker a peut-être réalisé son film central, son chef d’œuvre. 3,75/5.

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