The Place Beyond the Pines, un Heat à contre-temps, polar onirique où ce sont les âmes, dans la mort de l’un et la survie de l’autre, qui entrent en duel. C’est d’autant plus beau que le point de vue offert par le film est ainsi gorgé d’une essence divine, d’une hauteur profonde, qui ne s’impose pas à nous avec prétention, mais qui s’incarne avec le temps, qui apprend à mériter son détachement à force de patience et de travail, d’un long traitement de ses personnages.
De cette façon, le film atteint son pic d’intensité lors de la mort de Ryan Gosling, scène phénoménale de bout en bout, aisément l’une des plus fortes vues au cinéma ces dernières années – car alors, la mort frappe comme la mort frappe, c’est-à-dire soudainement, ici habitée, vécue, représentée, comme ce qu’elle est, accidentelle non pas parce qu’on nous le dit, non pas parce qu’on nous l’explique, mais parce qu’elle s’incarne dans le corps même du film, parce que l’état filmique le subit comme une atteinte à son propre organisme, son héros arraché à son récit dès la fin du premier acte. Bien sûr, l’on peut dire que Hitchcock, presque cinquante ans auparavant, avait déjà opéré ce retournement de situation avec Psycho – mais ce principe ne représentait, là, qu’un cliffhanger : au contraire, ici, la disparition de Gosling s’incarne dans le gâchis qu’elle représente, et le film ne va faire ensuite que traiter l’absence du personnage au sein de tout ce qui va suivre et de tout ce qu’il va rater. Le film, d’une certaine façon, pour traiter de la disparition, se tue lui-même, et se poursuit, à défaut, à travers le point de vue du survivant. Le tout est d’autant plus tragique que cette mort est dès le début de la scène pressentie, en cela que l’on entend la voix de Bradley Cooper, protagoniste surgissant de nulle part dans sa voiture de police, comme le signe, le présage funeste, de l’arrivée de cet acteur qui va en recouvrir un autre – et avant même que Gosling ne disparaisse, l’on comprend que l’histoire n’est déjà plus vraiment la sienne et qu’elle commence à quitter son corps. Le film devient palingénésique : il s’incarne dans les âmes de ce thriller en décalage.
C’est d’autant plus poussé à son paroxysme, lorsqu’on découvre le fils de Gosling, joué par un Dane DeHaan qu’on avait jamais connu si bon, et notamment dans cette scène où, à vélo, il emprunte la même route que son père, et plus que la même route, c’est le même plan, le même cadrage, que tous deux ils traversent. Ce passage nous saisit, parce que la forme même du film, sa diégèse, devient celle du regard cyclique de la vie, format palingénésique où l’on vit et l’on revit. On ne parle pas de parallèle : on voit le parallèle, on l’étreint dans le matériau filmique. Malheureusement, toutefois, il faut le dire, le film est assez similaire au précédent de son réalisateur Derek Ciafrance, Blue Valentine, en cela qu’il est très ambitieux, au spectre large, désireux de s’étaler dans le temps et dans la multitude du point de vue (Blue Valentine, lui, s’intéressait à une histoire d’amour via les raisons et les erreurs des deux personnages, à travers les années de leur relation) – et comme Blue Valentine, The Place Beyond the Pines pêche, au-delà d’une grande force émotionnelle, par un manque d’intelligence, par un discours finalement artificiel et limité. C’est l’écueil incontestable du film : il est beau, vrai, et pourtant assez plat (en gros : « les policiers sont méchants », « ne pas avoir de père c’est triste »). Quoi qu’il en soit, il est infiniment meilleur que Blue Valentine ; d’abord parce qu’il est plus équilibré et réussi dans sa représentation des points de vue (que Michelle Williams apparaissait plus coupable que Ryan Gosling quant à l’échec de leur couple…), plus intense, et surtout, la mise en scène est incomparablement plus réussie. Enfin, clairement, le manque d’intelligence symptomatique de Ciafrance est largement moins problématique dans un thriller tel que The Place Beyond the Pines que dans une romance… 3,25/5.
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