« Tu m’as dit autrefois que l’enfant venait du tombeau », lui dit Ludivine. « Qu’il émergeait, davantage que du ventre de la mère, de la terre et des vers. Et que personne ne pouvait se rappeler de l’intensité du néant plus que lui. C’est pour cela, tu m’as dit, que la nostalgie était un art. L’art de garder allumé en soi la flamme vers la déchirure de l’âme. L’art de revenir en arrière. L’art de laisser des miettes, et l’art de les suivre. C’est pour cela, tu m’as dit, que quand on se rappelle, on ne se répète pas, on devient. Car plus l’on se souvient du souvenir, et plus notre souvenir devient un souvenir du souvenir, plus l’on se détache du moment réel pour le faire exister comme un rêve. Tu m’as dit que, pour toutes ces raisons, plus l’on se souvient de notre vie, et plus notre vie nous appartient. Et c’est pour cela que lorsqu’on se souvient, on ne le fait pas pour retrouver le moment originel, mais au contraire pour s’éloigner vers son reflet. Pour le dépasser. Car tu pensais qu’il existait un versant au moment originel. Tu m’avais dit que tout cela formait un monde ; tu m’avais dit que ce monde était ton destin ; et tu avais raison. »
« Avec le temps, j’ai compris ce que tu voulais dire sur l’épuration du souvenir vers le rêve. Je crois qu’elle est en fait similaire à l’épuration de l’art. Le souvenir brut, d’abord, est une photographie : c’est une duplication presque fidèle du réel. Puis avec les années, ce souvenir du souvenir devient davantage une peinture ; il est moins exact, mais notre esprit se l’est approprié. Les formes du moment réel, cependant, sont encore là ; les corps sont encore là. Puis, quand les décennies passent et se multiplient, même ces formes s’estompent, la réalité physique se détache, il ne demeure qu’une dimension idéale, éthérée. L’on passe à un souvenir plus proche de la musique, d’abord parce qu’abstrait, puis à un souvenir plus proche de la littérature, parce que sans forme et pourtant désormais lucide, surélevé. Ainsi, plus l’on se souvient, plus l’on se détache du réel, et plus notre perception de notre vie devient artistique, et s’épure jusqu’à l’art suprême, c’est-à-dire celui le plus capable d’exister sans lien avec la réalité physique. C’est pour cela que vivre sa vie en se souvenant, c’est vivre sa vie non pas en stagnant, mais en se déplaçant vers la rive opposée à l’avant, c’est-à-dire la rive de l’arrière. La rive de la mort et de l’enfant, dont on se souvient, à l’intérieur de la vie. »
« Je ne sais pas où tu es, exactement, enquêteur. Je ne sais pas ce que tu vois. Je ne sais pas ce qui, en toi, a fait que tu as voulu aller aussi loin, et je ne sais pas ce qui a fait que tu as voulu disparaître. Je ne sais même pas si tu sais toi-même, réellement, où tu es. Mais moi, je crois le savoir. Tu es dans l’ombre du monde. Le paradis, pas devant nous, mais derrière nous : le lieu qui se forme au fur et à mesure qu’on s’éloigne de lui. Le lieu qui se développe dans notre dos. Et je crois que lorsqu’il ne reste du moment plus que l’ombre, alors apparaît la présence. Et je crois que tu as désormais pénétré le cœur de la présence. »
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