Finalement, le littoral disparut. Il n’y eut plus que l’océan, et les jours passèrent. Au milieu du voyage, au cœur de la troisième nuit, l’enquêteur rêva qu’il était revenu dans la chambre du roi, mais pas renversée cette fois, la chambre du roi comme autrefois elle devait être, à l’endroit. Et à l’intérieur de la chambre dans la chambre, dans ce renfoncement obscur, dans cette fosse au creux de la moquette où naissait la reproduction de l’ancienne chambre de Babel, quelqu’un bougeait. Alors cette personne, de dos, remontait dans la vraie chambre et demeurait immobile. Habillé comme la reine. Dans son manteau rouge, dans ses escarpins noirs, dans son pantalon gris à bretelles. Mais ce n’était pas la reine. C’était le roi, qui à présent se retournait et fixait l’intrus, plus immense que jamais. Elle ne va pas te briser le cœur, se mettait-il à hurler, tendant la main vers l’enquêteur et s’en rapprochant. Elle va t’ouvrir le corps.

L’enquêteur se réveilla en sursaut, éclaboussé par une rafale d’eau. Allongé sur la proue, il comprit que les vagues s’agitaient, et le temps qu’il parte s’abriter en cabine, une tempête nocturne s’abattit à quelques kilomètres du bateau. Pire : cet ouragan déchaîné de grondement et de gris, qui se rapprochait et obscurcissait l’horizon, attirait le voilier. Il ne se contentait pas de rugir avec fureur et chaos ; il le tractait, comme depuis un aimant caché dans l’œil du cyclone.

C’est alors que notre héros le vit. Enfin. Au loin, une montagne mouvante découpait le ciel comme un train fantôme, une crête édentée proche de la colonne vertébrale d’une bête, se mouvant et frissonnant contre les nuages dans la pluie. Oui. L’amas de mille bateaux était là. Et à distance, il apparaissait être un monstre dont les différentes embarcations servaient de jambes et de bras, de pièges mécaniques et grinçants. Comme dans de nombreux récits, relatés sur les forums de complotistes, le navire du roi le happait, se le réappropriait : il l’absorbait.

Et l’enquêteur ne luttait pas. Au contraire, il avait quitté la cabine et restait agenouillé sur la proue, observant avec les jumelles cette forme infernale qui apparaissait et disparaissait régulièrement entre les vagues et les nuages. Avec elle, ses chaînes claquaient et tintaient dans la tempête, ce qui fit penser à l’enquêteur que le roi, durant toutes ces années, n’avait pas fait que tracter d’autres bateaux : il avait arraché des parcelles de monde, des bouts de terre, ou pire encore, ces derniers avaient poussé du paquebot lui-même, cet infernal navire tel un continent en devenir, une pustule se contractant et grandissant, une solitude désaxée cherchant à s’ancrer. Comme si le bateau devenait une île. Comme si le bateau, au lieu de rejoindre le monde, devenait un monde.

Mais l’intelligence artificielle du voilier luttait de toutes ses forces pour braver la tempête. De par cet instinct de conservation numérique, le processeur s’activait jusqu’à la surchauffe pour persister dans son être, tandis que son seul occupant avait lui abandonné tout espoir et s’y était résigné. Férocement, le voilier refusait l’appel du cyclone. Et l’enquêteur avait beau frapper sur le tableau de bord et donner des coups de pied au mât, hurlant laisse-toi faire bon sang laisse-toi faire, rien n’y faisait. Le voilier voulait rester libre.

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