Aussi, devant eux s’ouvrait une vallée verdoyante, presque infinie à l’œil nu, ni particulièrement sauvage ni particulièrement habitée, aux champs et aux plantations cultivés par l’Homme, sans pour autant que sa présence concrète ne soit visible. Et pour cause, comprirent Ludivine et l’enquêteur : sur la crête séparant le nombril derrière eux et la vallée devant, défilaient de puissants drones à deux hélices, et certains passants attrapaient à la volée ces appareils, en quelque sorte comme un tire-fesse, pour s’envoler par-delà les champs. Ludivine et l’enquêteur réalisèrent que les points qu’ils avaient pris initialement pour des oiseaux, survolant l’infinie verdure sous le soleil jusqu’à l’horizon, n’étaient pas des oiseaux : c’était des hommes.
Nos deux héros se regardèrent : qu’y avait-il là-bas, derrière l’arrière-plan, en cet ultime niveau outre la vallée ? Après l’océan, après le marché, après l’église : le voyage pouvait-il continuer ? Et retrouveraient-ils un jour le voilier ? Cela, pourtant, n’avait narrativement pas de sens de s’embarquer en une énième enfoncée : ils avaient obtenu ce qu’ils cherchaient quand ils avaient quitté la ville du téléphérique, ils avaient découvert le point de réapprovisionnement du roi et rencontré des témoins, et il leur incombait à présent de revenir à leur point de départ. Mais une excitation indescriptible naissait dans les yeux de Ludivine et de l’enquêteur à l’idée, dès maintenant, de s’engager dans un monde devenu comme un rêve, où l’univers laissé en arrière n’existerait plus, dissipé au fur et à mesure. Une forme de liberté sans fin s’offrait à eux – et ils ne voulaient plus faire demi-tour.
Une sonnerie retentit. Ludivine fronça les sourcils et enfonça sa main dans la poche de sa veste kaki : à l’intérieur vibrait le smartphone du voilier, que nos deux héros avaient complètement oublié. Et il fallait croire, décidément, que le GPS lui-même voulait dépasser sa propre destination, puisque si l’itinéraire initial avait été accompli, voilà que le logiciel affirmait ce message attrayant : les gens qui ont emprunté le précédent trajet ont souvent emprunté celui-ci.
Il ne leur en fallut pas plus pour hocher la tête convaincus de leur lucidité. Ils longèrent la crête sur cinquante mètres et s’arrêtèrent entre les drones : dans leur dos, les engins descendaient à toute vitesse, et, quand ils étaient vides, ralentissaient à leur niveau avant de brutalement repartir vers l’avant. Ce n’était pas très rassurant, et si l’enquêteur avait un jour rêvé d’une telle situation, lorsque allongé sur les quais dans la nuit il avait imaginé attraper un drone au vol pour rejoindre un pays inconnu et verdoyant, force était de reconnaître qu’il se tournait maintenant vers Ludivine avec appréhension. Mais déjà, un drone arrivait tout près de lui, décélérant à peine, et après l’avoir touché, notre héros n’osa pas forcer l’engin à s’abaisser pour le chevaucher. Aussi, le drone continua son chemin à vive allure, et quand l’enquêteur se retourna vers Ludivine pour grimacer, il vit qu’elle s’envolait et se retournait vers lui pour lever le pouce.
Maintenant, les secondes passaient à toute vitesse, les drones défilant à gauche, à droite, parfois occupés, parfois libres, et l’enquêteur ne parvenait pas à se décider. Devant lui, il pouvait voir Ludivine voler au-dessus de la vallée, presque sur le point de disparaître, ou tout du moins de voir ses couleurs distinctives s’éteindre dans le ciel bleu. Il secoua la tête, chaussa son casque rouge et argent, lança « Bitter Sweet Symphony » de The Verve, agrippa férocement un drone, chevaucha la selle… et désormais l’engin l’emportait vers les hauteurs, accélérant au-dessus du magnifique paysage, laissant derrière lui le village pour prolonger le voyage au-delà des limites de la raison.
À proximité d’un grand étang miroitant, entre les drones et les oiseaux, l’enquêteur s’efforça de rattraper Ludivine, inclinant le plus possible le drone vers l’avant afin d’accélérer la course. Cela fonctionna, puisque bientôt, il put voir réapparaître ses cheveux et son visage qui, régulièrement, se retournait pour voir s’il l’avait bien suivie – et en le repérant enfin, elle lui fit un clin d’œil et se pencha à son tour pour prendre de la vitesse. L’enquêteur en profita au contraire pour se pencher en arrière, entre les drones commerciaux plus rapides le dépassant, ainsi que les drones voyageurs occupés par ces passagers abstraits, souvent à contre-jour. À ce moment, avec « Bitter Sweet Symphony » au fond des oreilles, parfaitement retranscrite par la perfection de son matériel audiophile, en ce paysage merveilleux où il se déplaçait sans un geste, il lui semblait entrer, inexistant, dans une matière divine, propre à ce que l’on imaginait, en rêvant, être la mort ; les prairies ensoleillées se développaient devant lui, il y pénétrait comme si la réalité était une mousse de joie, et la musique continuait d’exploser, ramenant en lui des souvenirs flous de son adolescence. Toujours un peu plus fortement, l’enquêteur se penchait en arrière mais restait attaché à l’appareil d’une main : la tête inclinée, un bras balancé, il savourait, flottant par-delà les terres inconnues, la petite Ludivine devant lui.
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