Un drone approcha et l’enquêteur lui tendit son smartphone bleu. La commande validée, le drone libéra le colis, et l’enquêteur put répandre le festin sur le transat – des frites, des hamburgers aux steaks végétaux et des sachets de mayonnaise – devant la grimace de Ludivine. Le raciste lui proposa son joint.
– Tu en veux ?, souffla-t-il.
– Je sais pas, hésita Ludivine, en regardant l’enquêteur, déjà plongé dans ses frites. Moui, pourquoi pas ?
Les minutes, puis les heures, passèrent, entre ces trois-là. Et que firent-ils durant tout ce temps ? Eh bien ils se moquèrent d’eux-mêmes, éclairés dans le noir par leurs appareils disposés tel un feu de camp, leurs lecteurs audio, leurs lunettes et leurs téléphones comme en train de se rencontrer, ces petites machines à leur effigie, aux couleurs et aux données de chacun, là dans le sable comme un reflet de leurs illusions et de leur mort. Car c’était bien ce que la technologie nomade et plus particulièrement le smartphone constituait, en réalité : un cœur attendrissant, presque navrant, dans sa petitesse, dans sa production à la chaîne, dans la terrible banalité de son contenu.
D’un niveau très faible, juste suffisant pour accompagner les paroles de Ludivine et du vieil ami, l’enquêteur écoutait « All Kinds of Time » de Fountains of Wayne (he seems so at ease, a strange inner peace, is all that he’s feeling somehow), tandis que les drones ronronnants volaient au-dessus des vagues. Sur leur feu de camp virtuel, ils formaient des petits points mouvants, le ciel semblable aux rayonnages d’un gigantesque entrepôt dominant les héros (et dire qu’un jour, l’enquêteur irait, encore vivant, dans un tel lieu). Ainsi, les irrésistibles solipsistes, les rêveurs solitaires, les adorables égoïstes de cette génération, rirent en attendant la grande histoire de leur vie, écrite autour de ce terrible monstre vivant dans le fleuve de leur pays. Rien de tout cela était-il vraiment réel ?, pouvait-on se demander. Qu’importe après tout, car ce faisant, ils avaient beau, réellement, ne pas représenter quoi que ce soit de tout à fait sérieux, ils n’avaient beau n’être peut-être pas des individus essentiels par-delà leur monde fantasmé ou customisé, chacun plus ou moins en proie à leurs délires personnels, ils s’efforçaient d’y croire et demeuraient attentifs.
Naturellement ils essayèrent les lunettes et s’intégrèrent eux-mêmes dans les critères ; ils changèrent le degré d’occultation, du plus faible, où la silhouette était entièrement opaque bien que vide, dissimulant encore le décor derrière elle, jusqu’au plus fort, où comme dans le téléphérique, l’autre ne devenait plus qu’un spectre quasi indiscernable. Ils modifièrent également la couleur du voile : ainsi, quand l’enquêteur ajusta l’appareil sur ses yeux, Ludivine passa ses mains frétillantes devant lui en guise de test, et ce gant, épais et rouge qu’elle semblait porter, se prolongeait, au fur et à mesure qu’elle se relevait et s’éloignait, sur son bras, ses épaules et tout son corps. Curieusement, lorsque la forme à dissimuler se déplaçait trop vite, le cache s’y juxtaposait avec une milliseconde de retard : comme une ombre désynchronisée, le temps d’un très court instant, le corps de Ludivine, en plusieurs extrémités, dépassait dans la nuit. Mais d’une certaine façon, l’inspectrice, qui dansait à présent, ou plus exactement gesticulait un peu n’importe comment, était paradoxalement plus visible dans l’obscurité une fois voilée. Toute uniformément rouge vif qu’elle était, lumière monochrome superposée sur la plage sombre, c’était au contraire quand elle sortait du cache qu’elle disparaissait.
Parallèlement, parce que l’on pouvait cumuler, avec cette merveille de technologie, différents traitements des corps, les femmes ici entrées comme opaques et rouges, et les hommes comme transparents et blancs, le raciste longeait la mer et n’apparaissait aux yeux de l’enquêteur qu’à travers la fumée du joint qu’il exhalait… L’enquêteur sourit : c’était un beau moment, se dit-il.
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