Cela rappela à l’enquêteur cette invention dont il avait souvent observé les publicités pour Noël, et qu’il voyait pour la première fois être concrètement utilisée, puisqu’ici, dans ce téléphérique, une bonne moitié des gens en étaient munis. C’était ce que l’on appelait des lunettes safe space, ou plus encore des lunettes de tranquillité mentale. Cet appareil, distribué par Miramond Technica, proposait ni plus ni moins que de brouiller les individus indésirables, afin de prolonger dans le réel la conception du cercle de followers et des bannis des réseaux sociaux. Aussi, l’enquêteur, qui écoutait « Hearts » de Jon Anderson, effectuait, en contemplant ce spectacle des hommes aux lunettes safe space, des petits pas de danse, et il pouvait se le permettre, car plus personne, au vu des critères sélectionnés, ne le voyait.

Le son même de ses paroles, s’il avait parlé, aurait été, grâce au système anti-bruit des écouteurs intégrés aux lunettes, contré et bloqué. Du casque audio à annulation de bruit active, popularisé au début du 21ème siècle pour sa façon d’isoler l’usager dans les transports en commun, l’on était passé aux lunettes à annulation de gens active – ou quand la cancel culture, l’exclusion de l’individu jugé intolérable, se fondait limpidement via la vie quotidienne et l’objet technologique.

Personne ne voyait le moindre problème à cette invention. Cependant, qu’il y ait eu à un moment donné dans les critères l’origine ethnique, cela avait fait scandale, et le créateur des lunettes Roland Miramond avait lui-même failli être supprimé. Si aujourd’hui l’option avait été retirée pour ne laisser à disposition que des critères plus conformes (le sexe, l’âge, le statut marital, le type de profession ou encore l’opinion politique, permettant donc par exemple d’effacer du champ de vision tous les hommes célibataires du tertiaire de centre-droit de plus de trente-cinq ans), une technique avait été dévoilée pour réinitialiser l’appareil et revenir à la version interdite. En tombant sur un article la révélant, l’enquêteur avait évidemment pensé à son vieil ami le raciste. Une modération du réel ! Un effacement des corps offensants ! Quel beau cadeau cela serait lui faire.

Une vieille dame, qui grignotait une baguette de pain et se tenait prostrée, avec ses lunettes de tranquillité mentale sur les yeux, plut tant à l’enquêteur qu’il se sentit le courage de poser sa main sur son épaule. Étonnée de se voir ainsi tirée de son monde modifié où l’enquêteur n’existait pas, elle retira ses lunettes et quand notre héros lui fit signe de les lui prêter un instant (il ne lui adressa pas la parole car il avait lui-même son casque audio sur les oreilles), la vieille dame hocha la tête en souriant. Aussi s’afficha devant lui un téléphérique absolument et divinement vide, c’était incroyable, la vieille dame elle-même s’effaçait, niée par ses propres critères, et d’elle ne restait plus qu’une vague silhouette ectoplasmique, qui laissait à comprendre, certes, que quelqu’un se trouvait là, presque comme un avertissement, mais sans néanmoins recouvrir le décor sous-jacent. C’était d’une douceur, d’une sérénité cotonneuse proche du nirvana… L’enquêteur fit signe, d’un froncement de la bouche, qu’il était impressionné et rendit l’appareil à la vieille dame, qui lui sourit d’autant plus chaleureusement qu’à nouveau notre héros s’apprêtait à disparaître de son monde.

Comme il était cocasse de se dire que le monde numérique avait commencé à envahir le réel avec ce qu’on avait appelé la réalité augmentée, à l’époque où des adultes chassaient dans les parcs des bonus de jeux vidéos. À croire qu’il ne s’était jamais agi d’augmenter la réalité, mais plus exactement d’utiliser un prétexte pour progressivement la recouvrir. Car ce nouveau système des lunettes safe space était en tout point celui de la réalité diminuée. Et voilà qui constituait le futur, s’exclamait intérieurement l’enquêteur, en caressant la molette crantée métallique de son lecteur audio haute résolution, haussant de deux niveaux le son de l’album.

Malheureusement, cela ne devait pas faire plaisir à tout le monde, pensa notre héros attendri. Les partis d’extrême-droite notamment devaient sûrement voir d’un mauvais œil cet appareil technologique, du fait que les lunettes devaient être énormément utilisées par ces sympathisants : cette façon de dissuader, de neutraliser, tout racisme latent chez la population, posait forcément problème chez les politiciens nationalistes, patriotes et identitaires. Peut-être ces derniers réfractaires pourraient-ils s’unir avec les humanistes, écologistes, d’extrême gauche ? Chacun désirerait, afin de maintenir pertinente leur idéologie, un retour au réel. Ensemble, par intérêt, ils devraient se muer en défenseurs du territoire matériel, tandis que les libéraux se transformeraient en parti pro-virtuel pour constituer une nouvelle forme de clivage. Les bourgeois, comme à leur habitude, se tiendraient du côté de l’artifice. C’est pour cela qu’ils gagneraient.

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