Pendant ce temps, Lo avançait plus lentement, toute occupée qu’elle était à poster sa photo sur son profil, et l’enquêteur éprouva un véritable tournis quand elle lui montra le résultat, sur ce compte à présent vieux de trente ans. C’était pathétique, mais cela la rendait heureuse d’ajouter un cliché où elle n’était pas seule, et quand l’enquêteur se rappela qu’elle serait bientôt en fin de vie, il eut envie de la prendre dans ses bras. Il était submergé par l’émotion de se savoir, aussi floue et invisible sa présence photographiée fût-elle, au sommet de trois décennies d’informations sociales, comme la dernière boule au sommet d’un sapin. Passé les longues guirlandes et les nœuds rouges de l’âge d’or de sa jeunesse numérique, les placements de produits glorieux et ces millions de followers, l’étendue de la robe s’était réduite à la fin du tronc : l’on ne retrouvait là plus qu’une maigre petite boule, et cette petite boule, c’était lui.
– Vous devriez vous remettre à peindre, lui dit-il, quand ils arrivèrent au pied du laboratoire plongé dans la nuit.
– Vraiment ? Je croyais que vous trouviez ça laid.
– Bah, moi oui, mais on s’en fout de moi. Recommencez pour vous.
Lo esquissa un geste las, la gorge serrée, dans le noir bleuté de l’anneau universitaire abandonné.
– De toute façon je ne peux pas. Ces machines, c’est trop dangereux pour moi maintenant.
– Pff, arrêtez avec vos conneries. Vous n’en avez pas besoin, de vos machines.
Lo ouvrit la porte du laboratoire, pensive. Elle enclencha les spots lumineux menant jusqu’à l’escalier, qui pour la moitié restèrent noirs et silencieux, et en grimpant les marches, l’enquêteur continua :
– L’on sous-estime vraiment à quel point l’art triomphe de tout. Vraiment. L’amour, ou plus exactement l’amour dans son impulsion première, dans son union conséquente, comble les espaces. L’entropie, l’absence d’ordre, est comme l’air qui pénètre l’impact fendillé de la vitre du vaisseau, et l’amour est comme la mousse, comme le joint en silicone : il comble l’appel d’air du néant. L’amour est le produit matériel pour rendre étanche l’homme, pour le prémunir des inondations de la réalité, et cette réalité c’est la mort. Mais l’art, lui, peut vous rendre indestructible : il peut transférer votre cœur, votre héritage, de votre corps à votre âme. Au lieu de protéger un habitacle périssable, l’art sauvegarde au-delà du réel votre cœur. L’art ne comble rien : il déplace. Il transfère. Il inverse. L’art peut être un rempart infranchissable, un bouclier indépassable. Un royaume. Un empire…
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