L’enquêteur se demanda ce que Lo pensait de lui, toute seule dans son salon, et il aurait voulu qu’elle comprenne que, d’une certaine manière, il n’avait pas le choix : échanger avec quelqu’un créait en lui une rupture, une déchirure de l’idéal à l’intérieur de laquelle s’infiltrait avec violence le constat insurmontable de la mort. Même enfant, il n’avait jamais pu supporter le mensonge qu’il y avait à feindre que l’on n’était pas incurable. Profondément, cela l’épuisait, le rendait désespérément malheureux : cela lui rappelait en permanence l’inanité de toute vie, l’impasse béante de toutes discussions, la mort à venir de chacun d’entre nous. En somme, l’enquêteur, malgré tous ses efforts, ne pouvait aimer ou connaître l’autre, car il n’était jamais parvenu à croire à la fausseté en général. De par ses rêves d’enfance, il ne croyait qu’à l’enquête, qu’à l’enquête et à l’art comme enquête universelle de l’amour, parce que l’art, indubitablement, constituait la révélation du vrai et du monde supérieur, l’imagination divine où aucune conscience distincte ne s’enlisait. Personne, d’ailleurs, ne pouvait le nier : la vie et ses illusions de réel, aussi tangibles et physiques fussent-elles, passaient et s’effaçaient. L’art, lui, restait. Celui-ci était donc le réel, quand la vie était l’irréel. Les rêves des hommes étaient la réalité de Dieu. D’autre part, se dit l’enquêteur en augmentant le son de son lecteur haute résolution, s’il aimait tant marcher en musique, c’était parce que l’on avait justement la sensation de davantage rester, que nos pas se faisaient sur une surface parallèle, où nos empreintes avaient pour vocation d’expirer un peu moins vite. Comme si notre corps, ainsi accompagné par l’art, était embaumé par l’éternité : alors la mortalité se retrouvait a minima dissuadée, la vérité d’une plus grande forme immuable devenait davantage apparente.

Revenu dans le couloir, au bord du salon, il resta appuyé contre le mur, entre deux tableaux, sans que lui et Lo ne se voient.

– C’était comment l’enterrement ?, demanda-t-il.

– Bof. Y avait personne, répondit Lo.

– C’est-à-dire, y avait qui ?

– Personne, vraiment. Moi. Et une voiture, au loin… Des flics en civils, je pense, qui devaient surveiller le truc… Chercher des suspects.

– Hum. Et il a été enterré où ?

– Pas loin.

Le claquement d’un briquet se fit entendre, et un nuage de fumée se détacha du fond du salon, prenant le tournant vers le couloir pour se présenter devant lui – c’était presque comme si elle lui tendait la main.

– Je vous montrerai si vous voulez, reprit-elle.

L’enquêteur repoussa la fumée d’une petite claque. Il se demanda s’il n’aurait pas fait mieux d’aller présenter ses condoléances ; elle aurait grogné, les yeux impassiblement clos, comme un chat qui se laisse caresser. Au lieu de cela, un nouveau nuage se profila, sa pointe venue de la droite tel un esprit insidieux, son bout en forme de gueule de chien. Il lui sembla même que l’animal lui parla, puisqu’à ce moment-là, Lo, depuis le salon, demanda :

– Qu’est-ce qu’il lui est arrivé, à votre avis ?

La fumée rappelait maintenant un lasso, et à chaque nouvelle impulsion, à chaque nouvelle exhalaison de Lo dans le salon, l’on pouvait croire qu’elle tentait de saisir le solitaire par le cou. Enfin le nuage stagna, la femme ne fumait plus. Silencieusement, l’enquêteur fit demi-tour, quitta le chalet par la porte arrière, passa dans le jardin sous l’étendoir tordu et s’enfonça plus loin encore dans la forêt. Magnus, où es-tu passé ?, se demanda-t-il. On parlait du miracle de la vie, mais il y avait bien davantage un miracle de la mort. L’on disait que la matière ne pouvait être supprimée, qu’elle ne pouvait être que transformée, mais il existait quelque chose, à travers la mort, qui s’envolait exactement. Là s’effectuait un spectaculaire tour de passe-passe, brutalement ce qui était là ne l’était plus, et c’était dans cette expression de la plus grande cruauté, paradoxalement, que résidait la beauté. La disparition était divine.

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