Ce fut le 2 mars, cette année, que s’effectua le réveil de l’espèce, émergeant lentement des collants de moins en moins sombres, des shorts de moins en moins bas, les corps ragaillardis par la chaleur du métro comme des légumes sous une serre. Les jambes des femmes faisaient bien davantage qu’apparaître : elles émergeaient. Au fil de la montée des températures, les collants opaques laissaient place aux dentelles, puis aux mailles, puis aux larges mailles, si bien que le tissu se dissipait lentement comme à travers un principe d’érosion. C’était tout du moins l’impression que l’on pouvait tirer de l’observation, effectuée sur un temps long, du corps des femmes à travers les saisons : le tissu semblait faire de la chair son propre revêtement, et avec l’intensité croissante puis décroissante des deniers, la peau passait sous le collant comme le collant passait sous la peau. Elle se dénudait moins qu’elle ne se renversait : elle s’inversait.
Après les femmes, l’homme à son tour s’éveillait, surpris par les regards insistants autour de lui, après ces mois de froideur et de marasme, durant lesquels jamais une seule âme n’avait daigné lui apporter la moindre attention – car désormais, l’homme avait beau être habillé exactement comme le jour précédent, être rasé exactement comme le jour précédent, présenter une masse musculaire exactement comme le jour précédent, la femme le regardait, contrairement au jour précédent. Le désir avait germé – et maintenant il se répandait. Quelqu’un, cependant, se démarquait des autres. Dans sa main, il tenait un carnet noir, qu’on lui avait confié, ainsi qu’un stylo rouge, qu’on lui avait confié, et avec eux, il décrivait les passagers autour de lui. Cet homme était notre héros. Cet homme était l’enquêteur.
Lorsque celui-ci sortit du wagon et remonta les escaliers en colimaçons, il haussa son casque audio rouge et argent, à l’arceau et aux coussinets en simili-cuir brun, et lança une profonde musique éthérée. À l’extérieur, et cela il l’avait prévu, car il l’avait déjà si souvent vécu, il émergea seul, quittant cette station peu populaire, en cette ligne à deux sens mais sans correspondance, établie au nom de la seule attraction des lieux.
Le fleuve à sa droite et les terrasses à sa gauche, l’enquêteur effectuait son trajet quotidien le long des touristes, allongés derrière les grandes vitres, figés sur leurs transats, à un kilomètre du point culminant du complexe. Cette ville était une station de cure solaire, délimitée comme un parc d’attraction : pour les touristes de second rang, le traitement se déroulait sur les terrasses, mais pour les plus privilégiés, il avait lieu dans le solarium tournant, où ils miroitaient au-dessus du fleuve. L’enquêteur, après avoir pris un chemin ascendant, arriva au pied du bâtiment : constitué d’une tour, puis d’une branche faite entièrement de verre, il permettait aux touristes de s’abandonner à la lumière, tandis que la barre horizontale pivotait au fil de la journée pour mieux la capter.
Maintenant l’enquêteur se rapprochait : maintenant, il pouvait voir, au loin, le réveil des quais en ce deuxième jour de mars. Sur les bancs, les corps se massaient ; par-dessus les rebords, les jambes s’étiraient ; depuis les bateaux, les nouveaux touristes accostaient. Entre les enfilades des arches des ponts, il apercevait le cœur glorieux des quais, son centre névralgique, peuplé par ces rangées de têtes rectilignes, bourgeons ensoleillés aux cheveux scintillants, comme sortis d’une vision mythique : entre les arches, dans leur profondeur cumulée, les hommes et les femmes brillaient. Comme des épis de maïs. Comme les fleurs d’une même plante. Devant ce spectacle, il ne pouvait pas s’en empêcher, il était ému aux larmes.
En reprenant son chemin, une adolescente le frôla. Avec son gros sac sur le dos, elle marchait en textotant, et comme la plupart des silhouettes dans le métro et comme sans doute les visages scintillants sous les arches, il ne la connaissait pas. Car en ce complexe touristique où chaque jour les rues étaient habitées d’un nouveau peuple, il était quasiment le seul être fixe. Le visage souriant, l’adolescente avançait telle une passagère de taxi, son attention libérée par le GPS de son téléphone, devenu le chauffeur de sa vie ; elle regardait à gauche et à droite, parfois même en arrière, jusqu’à retrouver sa correspondante de texto, en chair et en os, qui sous un arbre l’attendait. Serait-ce elle, qui serait prise cette nuit ?
À l’image de ces deux femmes que l’enquêteur dépassa, les êtres commençaient à se multiplier, sur les quais, et les groupes, conséquemment, se formaient. D’abord, ils étaient constitués de deux ou trois personnes, souvent au bord de l’eau, toujours séparés les uns des autres de quelques mètres – puis, alors que la végétation naissait, les groupes grandissaient : quatre, cinq, voire six personnes, riaient, fumaient et buvaient, dans un cercle fermé, reproduit avec régularité. Même les collants s’évaporaient ; la résille fondait, aspirée à travers la chair… la peau, à nouveau, était enfilée par-dessus le cache. Alors que la nuit s’apprêtait à tomber, que les jambes nues se déployaient, l’enquêteur s’assit. Sur un banc délaissé par tous, à cause d’une drôle de tâche, il put ralentir ses pensées et parvenir à davantage les formuler. Il y avait beaucoup à dire, beaucoup à noter, et c’était bien pour cela qu’on l’avait missionné. Derrière l’observation de ces étranges quais, il existait, en effet, une volonté supérieure à la sienne. Il existait un employeur.
Il faisait nuit noire, maintenant. Dans les intervalles entre les cercles de touristes, dans ces espaces juste suffisamment grands pour dissimuler aux groupes leur nature identique, façonnés autour des mêmes profils et des mêmes discussions, les canards venaient se placer, la plupart du temps par deux. À leurs grands yeux noirs écarquillés, parfois rehaussés de poils plus clairs formant comme d’astucieux sourcils, à leurs joues sensiblement gonflées, donatrices d’un air moqueur et incrédule, à leur bec s’élargissant à la base, traçant des commissures arquées et rieuses, l’on pouvait croire qu’ils venaient sur les quais se gausser des hommes – et, eu égard à leur savoir quant au rituel des quais, ils auraient bien eu raison de se sentir supérieurs. À dire vrai, sur beaucoup de points, l’enquêteur se sentait plus proche des canards que de l’espèce humaine : aussi, pour la première fois de l’année, il décida d’imiter ses amis et s’installa avec eux dans les intervalles laissés libres.
Dans le noir, il suspendit ses jambes au-dessus de l’eau : parmi la fête naissante des touristes, l’enquêteur travaillait. À quelques centimètres des épaules d’un homme sur sa gauche, à quelques centimètres des pieds repliés d’une femme sur sa droite, il se glissait chaudement au sein de l’ivresse, entre les groupes qui ne le remarquaient pas ; il augmentait le volume de son lecteur audio résolution, tandis que les pages de son carnet, presque imperceptibles dans l’obscurité, se noircissaient sous l’écoulement inarrêtable de ses notes. Au fil des heures, les rires se faisaient plus lourds, les démarches plus hésitantes : la confusion et le désir finissaient de s’emparer des visiteurs. Les cercles s’agrandissaient, les grands absorbant les petits : les touristes se rencontraient, et cette collision des groupes n’était rendu possible que par l’enivrement, à travers laquelle les identités devenaient obsolètes.
Maintenant, des groupes, il n’y en avait plus qu’un, informe, glissant et heureux, et seul l’enquêteur demeurait à l’extérieur et pouvait conséquemment le voir, en compagnie des canards. Évidemment, aux yeux du non-initié, notre héros pouvait paraître étrange, mais il ne faisait qu’appliquer les ordres. En cela, il fallait être clair : l’enquêteur n’avait pas d’histoire ; l’enquêteur n’avait pas de passé ; l’enquêteur n’avait pas de conflit, de frustration, de tristesse ou même d’ennemi. Il n’avait pas de personnalité. Sur les quais, il ne faisait rien d’autre que relater les quais : il n’y était que ce qu’il y voyait, il n’y était que ce qu’il y entendait ; il n’y était que son activité d’enquête, entremêlée à son détachement resplendissant, dans la beauté des rives ensoleillées. L’on avait souvent pour habitude de croire, chez les enquêteurs, qu’il y avait dans leur passé une affaire plus importante que les autres, une blessure originelle sur laquelle ils ne pouvaient lâcher prise, voire même un événement traumatique qui, expérimenté dans le public, les avait poussés à passer dans le privé. Or malgré cette préconception narrative, l’enquêteur n’avait pas de grandes affaires douloureuses sur laquelle éventuellement l’on reviendrait, de la même façon d’ailleurs qu’il n’avait pas véritablement de trajectoire professionnelle. Oui, il avait bien travaillé pour le corps policier – mais il était parti, poussé vers la sortie, tout simplement parce qu’il n’était pas au niveau. Ainsi il avait été stupéfait quand ce mystérieux employeur, visiblement très riche, puissant et déterminé, l’avait contacté et lui avait proposé de devenir son œil, son guetteur privilégié des quais… Pourquoi lui ?, avait-il spontanément demandé.
L’employeur lui avait répliqué : parce que lorsque vous regardez les gens, vous voyez autre chose que les gens.
Face à cette information évasive, l’enquêteur avait préféré l’interroger sur les tâches effectives de sa mission.
– Eh bien notez les comportements, tout ce qui vous paraît intriguant, curieux, intéressant, avait répondu l’employeur. Notez les traits. Notez les formes récurrentes.
– Tout ce qui paraît sortir de l’ordinaire ?
– Non. Au contraire, même. Tout ce qui paraît être ordinaire, quand l’on est ici. Je veux que vous effectuiez une retranscription générale des désirs qui se développent autour de vous.
– Quelle serait la durée du contrat ?
– Elle est indéterminée. Elle n’a pas, nécessairement, de fin en soi.
Durant sa visite de l’appartement de fonction, il avait découvert une pile de carnets noirs, avec lesquels on exigeait de lui qu’il prenne ses notes (ces carnets et aucun autre), ainsi qu’un énorme encrier (cette encre et aucune autre). Ce dernier avait la forme d’un chaudron, en fonte et à trois pieds : l’encre y était étonnamment épaisse, et il fallait utiliser une petite seringue pour remplir les nombreuses recharges à disposition.
– Pourquoi cette encre en particulier ?, avait-il demandé.
– Parce qu’avec cette encre, vous scellez un pacte.
– Avec qui ? Avec vous ?
On ne lui avait pas répondu. Ces échanges, toujours par messagerie instantanée, avaient pour la majorité laissé l’enquêteur inquiet, dans le doute et la confusion, mais le confort du poste l’avait vite poussé à accepter.
Sur son lecteur audio résolution, il lança un nouvel album. Heureux, il sourit et bascula en arrière : tandis qu’il s’allongeait, les bras écartés, il ne voyait personne, il n’entendait personne, et néanmoins le peuple des quais était là, un pied nu, même, à quelques centimètres de son nez. En relevant la tête, l’enquêteur constata qu’il appartenait à l’adolescente guidée par le GPS. Oui, peut-être serait-ce elle après tout ? Enfin ce qui devait arriver arriva : sa musique s’arrêta.
Ce n’était pas que l’album était fini.
Ce n’était pas que la batterie était morte.
Sa voisine, elle aussi, s’était arrêtée. La masse des quais, toute entière, s’était bloquée.
Cela commençait. Déjà.
Sans plus attendre, les canards quittèrent le fleuve, leurs petits sous les plumes, et s’ébrouèrent sur les touristes figés. Le regard pénétré, respectueux même, les colverts n’affichaient aucune panique, simplement un empressement habitué, bientôt rejoints dans leur exil par les canards assis sur les bords. L’enquêteur secoua la tête et replongea ses yeux dans les mouvements noirs du fleuve, pendant que les vagues, non point figées, étaient éprises d’une anormalité que l’enquêteur n’était pas capable de déchiffrer. Dans le silence terrible autour de lui, les larmes, tout aussi inexplicables, pointaient du coin de ses yeux… et, tandis qu’elles coulaient sur ses joues, une forme émanait des flots, face à lui. Une étrange surface blanche, luisante, simplement la pointe d’une plus grande entité que l’on ne pouvait encore discerner, et alors…
Elle disparut. Sans même replonger dans l’eau, cette étendue s’évapora soudainement. Derrière l’enquêteur, les conversations reprirent, comme si elles ne s’étaient jamais arrêtées ; les rires à nouveau éclatèrent. Rien n’avait changé – mais l’adolescente, elle, n’était plus là. Il n’y avait, à sa place, qu’un grand vide, sans pourtant qu’aucun corps ne se soit déplacé pour permettre à la femme de s’en aller. Plus exactement, au vu de la foule, de la proximité des chairs, il ne restait de la disparue que les contours, révélés dans son absence.
Les minutes passèrent, et vite les touristes réalisèrent qu’il leur manquait quelque chose : l’envie. La nuit se terminait, la fatigue germait… le jour, bientôt, se lèverait. Les unes après les autres, les jambes se déplièrent et se redressèrent, et aidé par ce départ progressif, l’enquêteur remarqua un minuscule débris sur le sol. Délicatement, il le prit dans les mains, inapte d’abord à déterminer ce qu’il constituait. Puis il tira une lampe-torche de sa poche et la pointa sur le mystérieux objet : c’était une dent. Une dent triangulaire, presque argentée, immense et inhumaine.
L’enquêteur glissa cet indice dans une pochette en plastique et rentra dans son appartement de fonction : la nuit, pour lui, était finie. Elle se déroulait toujours ainsi. À 5 heures 21, le temps s’arrêtait, et une femme disparaissait.
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