L’EMPIRE ET L’ABSENCE
10 extraits choisis
Roman publié aux éditions Inculte

L’Origine du feuilleton

Le citoyen, aujourd’hui, s’avérait diffuseur de lui-même. Mais les transmissions personnelles s’écoulaient en pure perte ; les vies se diffusaient avec frustration, séparées, découpées les unes des autres. Pire, l’on pouvait même assez tragiquement estimer que le contenu des expressions narratives et customisées sur les réseaux sociaux et les sites vidéo ne faisait que souligner un peu plus, à travers ces masses de souvenirs enregistrés, fragmentés, formatés, sur les partitions de disques durs peuplant le monde par milliards, à quel point précisément tous ces souvenirs seraient vains et perdus ; la perte, plus qu’à toute autre période de l’histoire du ...

L’auteur de la rue

Dissimulée au croisement de la ruelle, une silhouette à la figure brumeuse s’appuie contre un mur, activant nonchalamment son bracelet multimédia, jusqu’alors invisible sur notre carte. La boule encastrée de l’appareil clignote, la reconnaissance faciale et vocale s’effectue, le rayon lumineux se déploie : aux côtés de cette femme, une grosse bulle rouge, comme un néon humain, s’impose dans mon chemin noir et révèle le visage de nul autre que la démente et rachitique Sixtine. Le souffle coupé, je n’ai pas le temps de faire demi-tour qu’apparaissent derrière elle, à ses trousses, comme une armée émergeant des ténèbres, Brandon Marsac ...

Dans l’hélicoptère du Roi

À bord de l’appareil, Brandon n’a pas à indiquer une quelconque direction : le pilote sait exactement où aller. Assis à l’arrière, sur la banquette face à moi, le roi demeure tourné vers la cabine, tandis que collé à ma fenêtre j’observe la ville. Ainsi, à seulement cent mètres d’altitude, nous survolons le restaurant et les rues avoisinantes, à la recherche d’un individu que nous finissons par trouver, à califourchon dans une rue parallèle. Marsac a peut-être faussé compagnie à sa muse, mais il ne l’a pas abandonnée : non, son éloignement n’a été orchestré que pour mieux capturer la ...

La reine dans la forêt

Au lieu de dégringoler vers la ligne de tramway, interrompue à cette heure de la nuit, Sarah traverse les résidences, et je la suis à l’intérieur, dans une magnifique petite cour où nous marchons, à vingt mètres l’un de l’autre, sur une coursive en bois au bord d’un étang. Autour de nous, les quatre bâtiments que regroupe la première résidence encadrent ce jardin qui m’était inconnu, et je peux voir, par la succession de baies vitrées donnant sur les chambres du rez-de-chaussée, les étudiants dormir sans crainte, sur le dos et les bras ouverts, ainsi comme à l’abri du Diable ...

L’Idéologie du Roi

Autrefois, l’étape suivante pour une femme comme Lo DeLilla était toute tracée. Rémunérée pour sa virtualité sociale, célébrée pour ses vidéos éphémères, employée durant un moment par un soap confus puis, je le voyais présentement sur le plafond, héroïne de ce programme non-écrit où elle attisait l’imprudence de jeunes loups sans trop y faire attention, fut un temps où l’objectif logique, où la consécration attendue, se serait jouée dans les sphères du glamour et de ce que l’on avait fini par nommer, en contraste avec le feuilleton, l’acting. Mais les acteurs, cette race qu’exécrait depuis aussi longtemps que je le ...

Le Cinéma de Roland Miramond

Les points bleus et rouges jaillissent puis s’éteignent régulièrement, comme par vagues successives sur les dunes et versants de mon cerveau qui refrène, semblables aux êtres luminescents d’une baie magique s’éclairant en réaction au mouvement. Le long des sillons primaires, de la scissure de Sylvius ou de Rolando, entre les gyrus et les sulcus, entre les gonflements et les crevasses, l’émotion et la peur colorent tant mon esprit que les espaces simplement blancs deviennent minoritaires. « C’est une forme d’orgasme, mais un orgasme sans décharge, maintenu en équilibre », m’a expliqué Roland Miramond, particulièrement satisfait de notre travail entamé depuis ...

La promesse esthétique du Roi

Les émotions qui jonchent le parcours d’un récit ne sont que l’expression de divers et multiples itinéraires – c’est une affaire de circonstances, vraiment. Mais la destination d’un récit, et a fortiori de toute œuvre d’art, ne peut jamais être que parfaitement identique, et ne peut mener qu’au même et ultime sentier. La destination de l’œuvre d’art ne peut jamais être que le bonheur. Le bonheur, non pas pour soi, non pas même par ou pour un autre, mais au nom de l’existence d’une esthétique souveraine : le bonheur d’être témoin, ou d’avoir vécu, cette brillance. Ceux qui pensent que la ...

Les peintres des nouveaux corps

En ce dernier après-midi avant la fête, Lo DeLilla s’était allongée dans une baignoire portable, isolée au milieu de son appartement complètement vide ; seuls, sur le parquet jauni par un soleil craché sans entrave, apparaissaient un seau d’eau, au pied de la baignoire, et son bracelet holographique, appuyé sur le mur du fond comme épuisé, en train de se recharger suspendu à une prise. Les yeux presque fermés, la bouche longue et neutre, on aurait pu croire, à observer simplement les traits de son visage, que la peintre s’était endormie ; son expression lâche, véritablement sans défense, s’avérait propre ...

La Déclaration du Roi

Sarah Babel était là, dans son manteau rouge, guêtres en laine noire sur collants tout aussi noirs, au-dessus de ses petits escarpins ; elle se tenait face à l’horizon, à l’emplacement que Lo avait prévu pour elle, au bord des falaises – et derrière elle, le roi l’observait observer, comme dans le dos d’un chat, comme face à ce charme indicible de la petite tête abstraite et poilue, immobile, pleine d’un vide auquel l’on ne croit pas tout à fait. Alors Brandon fut malgré tout pris d’effroi et d’inquiétude ; il avait peur de continuer, comme il avait peur de ...

S’éloigner à l’infini des autres

Assis contre les falaises, au bout de la nuit, Magnus n’avait toujours pas remis son casque. Je ne veux pas être, se dit-il après un moment. Je ne veux rien faire qui contribue à ma propre personne, rien qui permette la réalisation d’une seule aspiration, rien, avec ou vers quiconque. À vrai dire, même unie à celle que j’aime, celle que j’ai toujours aimée, la vie m’a paru ridicule – je n’ai pas pu m’en empêcher. Jusqu’au bout, jusqu’à la mort, je veux refuser ma possibilité. C’est tout ce que je veux : je ne veux pas faire ma vie, ...