En ce dernier après-midi avant la fête, Lo DeLilla s’était allongée dans une baignoire portable, isolée au milieu de son appartement complètement vide ; seuls, sur le parquet jauni par un soleil craché sans entrave, apparaissaient un seau d’eau, au pied de la baignoire, et son bracelet holographique, appuyé sur le mur du fond comme épuisé, en train de se recharger suspendu à une prise. Les yeux presque fermés, la bouche longue et neutre, on aurait pu croire, à observer simplement les traits de son visage, que la peintre s’était endormie ; son expression lâche, véritablement sans défense, s’avérait propre à ces sommeils profonds où même les faiblesses ne tentent plus de se dissimuler – mais, allongée dans son bain, Lo n’en demeurait pas moins abaissée vers l’avant, la courbe de ses seins flirtant avec la ligne de l’eau, pour mieux écrire sur le rebord de la baignoire. Elle y inscrivait ses notes d’un crayon à sourcils, si bien d’ailleurs, qu’à la recherche de place encore disponible pour le faire, elle était contrainte de vider progressivement la baignoire pour continuer à y écrire plus profondément.

Pourtant, en effet, son visage ne disait rien de son travail, assez sûrement parce que Lo DeLilla possédait le regard de celle où ce qui ne va pas de soi va de soi ; le calme paisible et serein de l’esprit où se métamorphosent limpidement les ouvrages ; où le style pictural oscille en fonction de la maîtrise de son flux sanguin cérébral, et de l’adaptation de son algorithme aux intuitions étrangères ; où la capacité à la transfiguration, de l’extérieur, ne se mesure probablement qu’au degré de contraction de l’équilibre de ses sourcils et des rides de son front. Dans l’eau claire se détachait, troublée, la plume sur sa cheville ; sur son ventre, des rigoles s’écoulaient de ce tourbillon de pierres précieuses, tout autour de son nombril ; les replis graisseux de son corps, sous ses bras jusqu’aux fesses, contrastaient avec ses bras, ronds et musclés, tendus vers l’avant ; surtout, ses implants mammaires, lorsqu’elle se redressait et levait ces mêmes bras, formaient somptueusement avec ses épaules quatre lignes au point de faire de sa poitrine deux segments parfaitement clos.

Ces segments, plus exactement, avaient pour origine la rencontre entre le muscle et l’implant – cela, Brandon Marsac l’avait d’ailleurs longtemps apprécié. La première ligne descendait du deltoïde entretenu jusqu’à l’extrémité extérieure du sein, la seconde se traçait le long de la cicatrice horizontale de l’opération, la troisième repartait vers le haut, jusqu’à la base du cou, et la quatrième se refermait sur l’épaule, au bout du deltoïde. Et il y avait, en cette femme lascive aux seins fermés, délimités comme des territoires annexés, aux frontières strictes opposant deux espaces, un tableau ; un tableau non pas en quête d’idéal, ou au contraire à la recherche d’un corps jamais embelli propre aux réalistes ou aux postimpressionnistes, mais un tableau de la quête d’idéal, peinture de la peinture du corps, de la rondeur plastique sous la peau tirée, de l’implant, à travers non pas ces préjugés quant à sa nature interchangeable, mais à travers l’immensité de ces rouages, du contenu, de la dimension, de l’inclinaison, du volume, de l’enveloppe ou de l’incision ; il y avait en cet après-midi un tableau de l’implant réussi, et il y avait, aussi, à voir Lo DeLilla allongée et sûre d’elle-même, un tableau de la flânerie ; un parallélisme, qui avait toujours même échappé au roi ; le fait d’aimer le corps refait comme l’on aime flâner dans la ville ; le fait, davantage, de ne pouvoir flâner que dans la ville, sur les terres de la fumée humaine et de l’insoumission, des paysages travaillés et des places transformées, comme on ne peut aimer que le corps construit et reconstruit.

La révolution industrielle des corps, libérés des finalités esthétiques de la reproduction, s’était accomplie ; la beauté des implants traversait les êtres, à travers des myriades de gonflements jamais bien identiques, comme les voies ferrées, autrefois, s’inscrivaient à l’horizon des champs – mais où étaient les peintres des corps nouveaux ? Eh bien ils étaient là.

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