À bord de l’appareil, Brandon n’a pas à indiquer une quelconque direction : le pilote sait exactement où aller. Assis à l’arrière, sur la banquette face à moi, le roi demeure tourné vers la cabine, tandis que collé à ma fenêtre j’observe la ville. Ainsi, à seulement cent mètres d’altitude, nous survolons le restaurant et les rues avoisinantes, à la recherche d’un individu que nous finissons par trouver, à califourchon dans une rue parallèle. Marsac a peut-être faussé compagnie à sa muse, mais il ne l’a pas abandonnée : non, son éloignement n’a été orchestré que pour mieux capturer la déshérence de Sixtine, probablement maintenue en éveil par un opiacé administré dans son sommeil. Et parce que la beauté du récit du roi, lorsqu’il atteint les sommets, tient de l’infinie répétition, l’on n’évolue pas dans les conflits et les enjeux comme on pourrait le faire dans une fiction : on reste, on s’accroche, on répète, à la folie, de manière totalement absurde, le même désir. Plus l’histoire terrible du feuilleton rate, sur l’autoroute du mouvement narratif, le croisement logique d’un acte, plus il s’enfonce dans la spirale de la vie dénuée de sens et de satisfaction, et plus l’art du roi est beau. Alors les amants continuent de se séparer et de s’aimer, de haïr et de s’entre-déchirer, tandis que l’un continue de revenir vers l’autre, malgré les pleurs, les désillusions, les révélations froides des concrètes tromperies Aussi, parce que l’art du roi est par définition répétitif, alors cette perdition de la muse comateuse, je le suppose, survient toutes les nuits. Et si celle-ci avait suffisamment de force pour relever la tête, probablement le ferait-elle, pour remercier son roi de faire d’elle une femme du feuilleton éternel – mais ses deux grands yeux de cratères restent baissés sur ces trottoirs parfaitement propres, sa silhouette capturée par un caméraman lové dans le ciel comme un ange-gardien dont il lui faut, de toute manière, ignorer les attentions.

Enfin, l’hélicoptère s’élève, afin de permettre la réalisation de plans plus larges de la ville, « toujours utiles ». Sixtine ne devient plus qu’un point dans le paysage, une des multiples âmes peuplant le cœur de Marsac, puisque, ainsi perché, je peux reconnaître cette ville comme étant son cœur. La ville rénovée d’un côté et la vieille ville de l’autre gisent là comme deux ventricules, les voies principales s’y découpant, jusque dans les collines, telles des artères coronaires, le pont à haubans s’étirant loin comme l’aorte et l’observatoire jouant le rôle d’une de ces cavités pompeuses de sang dont le nom me reste sur la langue. Selon un rituel visiblement bien rodé, Brandon se détourne du caméraman, qui, aux côtés du pilote, va continuer à filmer la ville, et s’accorde une pause. Après avoir détaché sa ceinture et ôté son casque, il consulte rapidement ses téléphones, aussi nombreux que ses créations, envoie une poignée de messages, puis se décale face à moi, le visage éreinté par la fatigue.

– Regarde la ville, me lâche-t-il, alors que je dois à mon tour retirer mon casque pour l’entendre. Regarde ces rues, où moi aussi, avec vous, j’ai vécu. Regarde-les : n’est-ce pas là, où vous m’avez vu naître ? N’est-ce pas là, où vous m’avez vu, moi aussi, souffrir ? Où vous m’avez vu, lorsque je n’étais encore qu’un homme, avouer et développer mes occupations nocturnes, à travers ces comptes que je pénétrais, à travers ces piratages que je réalisais ; n’est-ce pas là mes obsessions, mes secrets de jeunesse ? N’est-ce pas là, maintenant, regarde-la, ma roue ? N’est-ce pas là ma grande roue ?

Immobile, cette dernière se détache, non loin sur le front de mer, face à l’hôtel dans lequel Marsac habita durant plus de trois ans. Tout cela, nous l’avions vu, il est vrai, dix ans plus tôt, dans La Tétine, le court programme qui révéla Brandon Marsac, initialement protagoniste mais aussi vite officieusement l’un de ses producteurs exécutifs. Un « docu-soap », comme on disait encore dans le temps, qui plus tard devait finir par donner son nom – ainsi que son logo, une grande roue majestueuse au bord de l’eau – à l’empire d’une vie : la maison de production du roi.

Marsac se passe la main sur le crâne, un avenir flagrant qu’il ignore encore prêt à déborder de ses yeux. Derrière lui, sans que je ne sache bien les différencier, le pilote et le caméraman enclenchent des leviers comme deux frères siamois, la caméra, fixée à l’extérieur de l’appareil, se déplaçant via une combinaison de manettes intégrées au tableau de bord.

– Ma grande roue…, reprend le roi d’une hésitation nostalgique. Voilà ce que j’en ai appris. Il y a a tellement de gens – il y a tellement de gens, qui attendent qu’on les prenne. Qu’on les prenne, entièrement, pour les remettre à la force d’une histoire pure et cohérente. C’est la seule chose qu’ils veulent, c’est aussi simple. Alors comment peux-tu ne pas voir, comment peux-tu ne pas comprendre, que quand tu souffres, Magnus, ce n’est pas toi qui souffres : c’est le feuilleton en toi, qui souffre de ne pas être raconté. Comment peux-tu ne pas comprendre que tu veux me parler ? Ma grande roue, comprends-le bien, elle est toujours là : c’est vous. Toutes ces âmes que j’avais appris à connaître, que je scrutais chaque jour, que je dévorais – cette sphère, comme je l’appelais, elle est votre héritage. Tu peux marcher, Magnus, dans les rues, et connaître chaque âme la peuplant, poser un nom sur chaque silhouette, sourire avec chaque homme et chaque femme de leurs propres secrets. Que tu le veuilles ou non, Magnus, tu es mon fils. Alors parle-moi. Cette fille… ce n’est pas elle qui t’apportera la symétrie et la complétude, ce n’est pas elle qui te permettra d’être – d’être réellement. C’est moi. Alors parle.

Marsac n’a pas tellement changé depuis La Tétine. Comme cet homme qui espionnait les vies virtuelles en haut d’une grande roue et dormait dans un hôtel, il s’infiltre, se cache. Il prétend n’être qu’un habitant de plus, il prétend s’être donné aux autres comme ils se donnent à lui, il prétend être au même niveau, mais il suffit de regarder le fond de ses yeux pour savoir que rien, chez lui, n’est aussi transparent qu’il veut bien le faire croire. Peut-être aimerait-il réellement l’être ; peut-être tient-il trop à sa posture de roi et à cet observatoire que nous atteignons. Mais derrière ses allures d’homme de la rue novateur se cache en tout cas un créateur comme il y en a toujours eu, désuet et despotique, désireux d’engloutir le monde dans son histoire individuelle et aliéné comme jamais maintenant que notre époque transforme ces fantasmes en réalité. Un homme dont il est clair, dès le premier regard que nous portons sur lui, que vraiment le connaître sera éternellement impossible. En bas, dans la rue de l’observatoire, des techniciens finissent de charger une camionnette puis s’installent à bord, n’attendant plus qu’une chose : l’auteur. La route vers une autre de ses âmes est déjà toute tracée.

Marsac, pensif, entrouvre sa portière et s’assoit les pieds dans le vide. Il fouille les nombreuses poches intérieures de sa veste et cueille un téléphone que je n’avais pas remarqué, en décalage complet avec les autres : c’est un modèle datant de vingt ans qui pourrait servir de souvenir, mais sur lequel le roi semble encore attendre un message : un signe de vie, qu’il refuserait d’abandonner.

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