Oppenheimer, déception cataclysmique tant le film avait tout pour nous plaire. D’un côté, la bombe atomique, et tout ce qu’on a lu à son sujet, entre la philosophie de Günther Anders et la théorie de la honte prométhéenne (ou quand l’homme créé une technologie qui le détache de l’humanité), et les textes ésotériques de Aleister Crowley et de Jack Parsons (avec l’idée voulant que la bombe atomique peut trouer l’espace-temps et ouvrir l’accès à un autre monde…). De l’autre, Christopher Nolan, réalisateur tout indiqué pour exploiter ce terrain à mi-chemin entre la matière, l’obsession et la transcendance, lui qui a toujours tenu à filmer le rêve, le voyage spatial ou le voyage temporel en nous les représentant à travers l’action physique opérée par le corps de l’homme (dans Inception, on fabriquait le rêve ; dans Interstellar, on fabriquait le trou noir ; dans Tenet, on fabriquait le retour dans le temps, au point de courir soi-même à l’envers). Et quand Oppenheimer démarre avec le feu et nous cite Prométhée, on se dit qu’on va passer trois heures de grand cinéma.
Problème : Nolan ne paraît jamais trouver un chemin vers le cœur de son sujet. La bombe atomique, Oppenheimer, la fascination pour la physique quantique… Rien n’apparaît jamais concret, que ce soit dans les motivations d’Oppenheimer ou dans sa poursuite de la réalisation de la bombe Et, par défaut de trouver comment exprimer ce cœur, par défaut de le rendre à la fois narratif et cinématographique, Nolan semble, pour compenser, multiplier les personnages secondaires et allonger le récit. Un peu comme si, ne trouvant rien à dire, il décidait de raconter le plus possible, brassant quantité de passages et de temps, au point que l’on finisse assommé. Disons-le : Tenet était le premier film raté de Christopher Nolan. Oppenheimer est son premier film chiant. La dernière heure, en cela, tient quasiment de l’irregardable. Détachée de tout enjeu, de tout sujet, de toute esthétique, elle se développe sans aucun objectif, sans aucun intérêt, si ce n’est celui de dissimuler le fait que le film n’avait ni centre ni cœur.
Néanmoins, certes : en regardant le film, quelque chose au départ nous capte. Car, même lorsqu’on regarde un chef d’œuvre, l’on est rarement tout à fait sûr, dès le début, que c’en est un. L’art a cela de fascinant que tout se décide, parfois, à un détail. Et donc la première partie d’Oppenheimer, tout en présentant les défauts évidents cités plus haut (incapacité de représenter l’importance d’Oppenheimer et de la bombe, d’en faire une obsession pure), on reste captivé par le film. Les acteurs sont bons, la photographie splendide, le rythme, comme toujours chez Nolan, parfaitement tenu. Il manque une âme, il manque une vibration, mais c’est un travail autrement impeccablement fait, et l’on se dit que si l’émotion finit par jaillir, si la fascination finit par nous prendre, alors le film décollera, explosera, et il nous aura convaincu. Il est, après tout, si long, que son potentiel, encore à la moitié du film, demeure énorme. Sauf que suite à l’explosion de la bombe atomique, tout retombe comme un soufflé. Et c’est avec la seconde partie que Nolan échoue à transcender tout ce qu’il avait introduit. Car qu’est-ce que Nolan décide de nous raconter, après l’explosion ? Une histoire de victime. Il a entre les mains l’histoire, il le dit lui-même, du destructeur des mondes. Un récit à la puissance mythologique sans fin, fascinant parce qu’exactement à mi-chemin entre la science et le divin. Il a ici Prométhée. Il a le feu. Et parce qu’il n’a pas su comment le tenir, il se met à pleurnicher en nous racontant que son héros s’est brûlé. Oppenheimer a créé la bombe atomique et provoque, sans sourciller, la mort de 220.000 japonais. Et on le traite comme un martyr avec ce procès d’une heure et demi, intenté parce qu’on l’accusait de communisme. Passons que cela puisse paraître problématique moralement : c’est surtout problématique narrativement. En termes allégoriques. Ce ne peut pas être le sujet d’un tel film. C’est comme si Nolan, pour conclure la trilogie The Dark Knight, avait passé une heure sur le fait que Batman était poursuivi en justice par Catowoman pour agression sexuelle. L’on n’en a rien à foutre. Mais en regardant le film, en découvrant son troisième acte irregardable, on comprend pourquoi Oppenheimer a su séduire les foules. C’est parce qu’il suscite chez le public l’idée qu’il est quelqu’un de bon : Oppenheimer, parce qu’il reprend la structure victimaire, donne au public l’impression qu’il est du bon côté de la justice. Plusieurs fois, durant le film, j’ai entendu le public jubiler quand Robert Downey Jr. échouait à pourrir Oppenheimer, et une fille a même applaudi quand on apprend que Kennedy intervient en faveur d’Oppenheimer. Oppenheimer est un film qui, effrayé par son feu, devient un récit de moralisateurs, pour donner l’impression au public qu’il a aidé quelqu’un. Ce n’est pas un film qui explore et qui explose : c’est un film qui valide moralement.
Mais ce qui est drôle, toutefois, c’est que Nolan commet une inception sur son public : il créé un enjeu de pacotilles, fondé sur la morale, en suscitant de l’empathie pour son personnage, pourtant responsable de la mort de 220.000 morts. Ce faisant, Nolan montre, sans le vouloir, ce qui est fascinant dans la bombe atomique et ce dont parlaient Günther Anders et Claude Eatherly (le pilote qui a lâché la bombe sur Hiroshima) : le fait que la bombe atomique créé une telle immensité qu’elle ne permet plus d’avoir conscience du meurtre. Ici le spectateur tout content de se sentir du bon côté de la morale ne s’en rend pas compte : il ne voit pas les meurtres d’Oppenheimer. Il reste simplement accroché au portrait de Robert Downey Jr, à ce qui est incarné, petit. Entre le tueur, et le politicien moche, frustré et méchant, on préfère le tueur. Nolan, d’une certaine manière, se bombarde lui-même, et devient l’exemple parfait, dans l’échec de sa narration, de ce que la bombe atomique créé sur la perception humaine. Une désorientation totale. Nolan ne bombarde pas. Il est bombardé. Oppenheimer n’est pas une victime. Mais Nolan, lui, est la victime de son propre film. Il lui échappe. Il est aveuglé. Il perd le contrôle. C’est peut-être un récital parfait de tout ce qu’il ne faut pas faire, quand l’on est submergé par un sujet plus grand que soi.
Il y a néanmoins une idée intéressante dans le film : le fait de mettre la bombe atomique non pas en tant que conclusion, mais comme centre. Nolan, il est vrai, prend à rebours les attentes purement spectaculaires, presque masculines, de la narration d’Oppenheimer : l’on se détache de l’hybris et de l’ascension. Mais encore eut-il fallu 1) pouvoir représenter cette ascension dans la première partie et 2) trouver quelque chose d’intéressant à dire dans la seconde. Ici, ce n’est le cas nulle part. Et même les acteurs, plutôt bons au départ, deviennent ridicules dans la seconde, Robert Downey Jr. en tête, qui surjoue : il est alors incompréhensible que Nolan insiste tant sur sa trahison, tant elle ne représente narrativement rien puisqu’il n’a jamais été un ami d’Oppenheimer et qu’il ne trahit pas le spectateur ou le film dans sa chair. Peut-être Nolan pensait, comme il l’avait déjà fait avec Matt Damon dans Interstellar, que prendre un acteur célèbre pour représenter la loyauté et la rigueur américaine (Iron Man…) suffirait pour que la dégueulasserie du personnage constitue un twist n’ayant pas besoin de reposer sur une narration. Sauf que, comme dans tout Oppenheimer, ça ne marche pas. Après le ratage complet qu’était Tenet, on se dit que Nolan est peut-être, malheureusement, en train de redescendre la montagne de sa carrière. 1/5.
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