Civil War, le dernier film d’Alex Garland, réalisateur tout de même assez fascinant, en cela que malgré les écueils qu’on lui a toujours trouvés, il s’avère plus inspiré à chaque tentative, et après les marquants Devs et Men, voici qu’il propose avec Civil War son meilleur film et sans doute sa première vraie réussite. Au départ, l’on était un peu inquiet : la durée du film, assez courte compte tenu du sujet, conjuguée à la lenteur surprenante de l’introduction, nous laissait à penser que Garland allait nous livrer un ennuyeux petit téléfilm, comme un huis-clos passé dans l’ombre du récit. De plus, l’idée d’emprunter le point de vue de journalistes, au vu de la méfiance évidente qu’ils suscitent chez l’électorat Trumpiste, laissait croire que le film allait adopter une vision faussement surélevée et neutre. Mais surprise : plus le film avance, et plus il est fort. Surtout, la décision d’octroyer aux reporters la part belle de l’histoire prend rapidement un sens supérieur à toutes questions idéologiques. Il permet au film de représenter la guerre sans la jouer : ce n’est plus une question de neutralité, c’est une question de cinéma. Malgré le titre, la guerre civile devient, en soi, presque une excuse : ce qui importe, c’est l’idée de capturer un moment du réel, dans une époque où les conflits et où les camps deviennent flous et abstraits (voir la séquence où les journalistes se retrouvent entre deux camps, sans que personne ne semble savoir qui est qui). La violence en ressort d’autant plus fortement : elle n’est pas une habitude, elle est une marque, et Kirsten Dunst, pas du tout embellie, ni même travaillée dans une possible vieillesse minérale, non, juste morne et réelle, est très bien. Autour d’elle on retrouve quasiment l’entièreté du casting de Devs, et tout le monde s’en sort excellemment (mention spéciale à Cailee Spaeny, dont l’on ne savait dans Devs si c’était un homme ou une femme, et dont l’on ne sait, ici, si c’est une enfant ou une adulte).

Mais où le film finit définitivement de convaincre, c’est dans cette enfoncée presque magnétique vers le coup d’état nocturne de Washington. Parce qu’il se joue là quelque chose d’à la fois narratif et allégorique, quelque chose d’à la fois visible et invisible. De ce fait, tandis que l’armée démocrate finit par cerner la maison blanche afin d’exécuter le président, les journalistes se lient à eux et finissent par ne former plus qu’un camp ; comme si le film admettait une collusion et donnait à voir l’ascension du véritable nouveau pouvoir, prenant le dessus sur l’ancien. En ce sens, dans cette spirale de violence, le film se perd en lui-même, au-delà du principe de neutralité (en soi fondamentalement ennuyeux), pour au contraire trouver dans sa radicalité et dans son parti pris une dialectique qui le pousse à la transcendance : dans son combat, le film confronte son propre miroir et filme, face à face, deux tyrannies, deux pouvoirs, deux violences. Pour cette raison, l’exécution froide, brutale, systématique, des employés de la maison blanche et du président donne à ce moment-là l’impression de voir un grand film. Parce que personne ayant un parti pris idéologique n’acceptera de voir cela : ni les progressistes bien-pensants qui refuseront d’admettre leur propre violence potentielle ; ni les partisans de Trump, qui interpréteront comme un sacrilège la mise à mort de leur leader. Or c’est pourtant parce que le film embrasse entièrement le principe de la violence, de l’action, du renversement politique, comme force ontologique en tant que telle (dont le seul pendant est le regard, la contemplation, la représentation), qu’à ce stade il devient fort.

Dans une descente brillante vers l’ultraviolence, il révèle que son conflit n’était pas politique mais métaphysique : la violence comme aimant pour le calme du regard. Tout le passage où Kirsten Dunst paraît souffrir dans sa chair de la guerre qui l’entoure, avant qu’elle ne se relève stoïque et comprend que le président est encore à l’intérieur, que le cliché, donc, est encore possible, est génial. Il ne s’agit plus de représenter une femme passive, entre deux camps ; il s’agit de représenter ce que Wagner Moura disait précédemment : quand on a l’occasion de se reposer, il faut en profiter. Dunst se repose : elle attend que la guerre passe, pour la laisser ensuite la happer jusqu’à ce qu’elle l’emmène au cœur du typhon, dans sa force centrifuge. Le dernier acte devient quasi-mythologique. De quoi parle donc vraiment le film, au bout du compte ? De l’appel de la violence, de la mise à mort, du sacrifice, devant lequel tout homme devient minuscule et devant lequel toute idéologie se perd dans les flammes. Il y a là, dans cette jungle surgissant au beau milieu de Washington, quelque chose du feu, de la nuit, d’Apocalypse Now. Quand le générique tombe et que « Dream Baby Dream » démarre (comme dans American Honey, à ceci près que dans ce dernier c’était la version de Springsteen, et ici c’est celle de Suicide), on est convaincu d’avoir vu le meilleur film de l’année. Et le meilleur d’Alex Garland. On trouvera juste peut-être un défaut à Civil War : c’est que son irréalisme narratif fait parfois contraste avec la brutalité de sa mise en scène. En effet, qui meurt dans le film, et dans quel ordre ? D’abord, l’asiatique le moins important. Puis l’asiatique le plus important. Plus le gentil gros vieux. Puis pour finir, pour se sacrifier, l’héroïne. Tout se déroule comme dans une histoire beaucoup trop éculée, sans jamais que la violence, pourtant représentée dans son anormalité, ne vienne briser le film en deux et lui faire mal. Il y a là une petite faute, une petite hypocrisie, où le film n’habite pas entièrement ce qu’il est. À part ça, pas grand-chose à dire, et c’est d’autant plus impressionnant que le film est court : court et remarquablement plein et dense. Comme quoi. 3,25/5.

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